Le procès France Telecom a permis de voir se développer la notion de “harcèlement moral institutionnel” en jurisprudence : cette affaire ayant conduit au suicide de plusieurs victimes employées dans cette société remonte à une dizaine d’années. Il s’agit de la première entreprise du CAC 40 à avoir été condamnée en justice pour “des faits de harcèlement moral institutionnel”, caractérisé, ayant mené à la mort et affecté considérablement la santé mentale des salariés.
Mais comment le géant opérateur téléphonique en est-il arrivé là et pourquoi cette affaire ne cesse de faire parler d’elle aujourd’hui encore ? Ce nouvel article de myRHline vous donne quelques éléments de réponse.
Comment l’entreprise France Telecom a-t-elle mené des salariés au suicide ?
2 plans de restructuration en cause
En 2004, l’Etat décide de lancer la privatisation de France Telecom : cette date marque le début d’une série de conséquences dramatiques ayant notamment mené au suicide de plusieurs salariés.
Après la privatisation de la société, les deux ex-dirigeants (Didier Lombard et Louis-Pierre Wenès) ont lancé en 2006 deux plans de restructuration, de 2007 à 2010. Sur 3 ans, les plans NExt et ACT de la société (devenue Orange en 2013) avaient pour objectif de précipiter le départ de 22 000 collaborateurs et prévoir la mobilité de 10 000 autres, sur quelque 120 000 collaborateurs.
La mise en place de ces plans de restructuration auraient visé à déstabiliser agents et salariés. Ils ont suscité un climat anxiogène, notamment via des “incitations répétées au départ”, des missions dites dévalorisantes ou encore des “manœuvres d’intimidation”, entre autres, peut-on apprendre dans le dossier judiciaire.
Les anciens dirigeants de France Telecom auraient fait pression sur les collaborateurs pour les pousser à abandonner leur emploi, en usant de méthodes interdites avec une dégradation des conditions de travail de milliers de collaborateurs ayant conduit au suicide de plusieurs d’entre eux.
Le suicide au coeur d’une longue liste de drames humains chez France Telecom
En juillet 2009, Michel Deparis, technicien marseillais, se suicide en dénonçant la politique de France Telecom dans une lettre dans laquelle il évoque un “management par la terreur”. A la suite de quoi, deux mois plus tard, la première plainte a été déposée par le syndicat SUD PTT.
Le 26 avril 2011, Rémy Louvradoux, s’immole par le feu : son suicide devient alors “la trace sur le mur” de la façade de l’agence France Telecom à Mérignac en Gironde.
Dans une lettre qu’il adresse en mars 2009 à l’attention des Ressources Humaines de sa direction territoriale, Rémy Louvradoux évoque une dégradation de ses conditions de travail avec un salaire qui chute et un temps de trajet qui s’allonge. A cette époque, les candidatures qu’il dépose échouent. Selon la fille de la victime, il ne voulait plus sortir. Avant son suicide, l’état de santé de cet homme se serait beaucoup dégradé.
Selon Guy Deschamps, un ex-salarié témoignant de ses conditions de travail dans la société à cette période, celle-ci était :
Dans une logique de réduction des effectifs en ciblant les personnes d’un certain âge. Alors on était dans les premiers en ligne de mire.
Le tribunal correctionnel de Paris avait alors étudié dans le détail les cas de 39 collaborateurs de France Telecom, dont 19 ont mis fin à leurs jours, 12 ont fait une tentative de suicide, 8 d’entre eux ont traversé une dépréssion et été en arrêt maladie. Le jugement aura été historique.
Quelles sont les sanctions pour les anciens dirigeants de France Telecom ?
Procès : un tournant majeur dans le droit Français
Sur le banc des accusés, trois personnes répondent pour les chefs de harcèlement au travail : Didier Lombard et son second Louis-Pierre Wenès, mais également Olivier Barberot, le directeur exécutif chargé des Ressources Humaines de l’époque. D’autres ont été condamnés pour “complicité de harcèlement moral”
En première instance au tribunal de Paris, l’ancien PDG de l’entreprise, Didier Lombard ainsi que Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot, ont donc été jugés puis condamnés en 2019 à 1 an de prison dont 8 mois avec sursis (soit 4 mois de prison ferme) et 15 000 euros d’amende. 4 autres anciens dirigeants ont également fait face au jugement : ils ont été reconnus coupables de complicité de harcèlement moral et ont écopé d’une peine de 4 mois de prison avec sursis et 5 000 euros d’amende. Selon la Procureure Brigitte Pesquié – et sans doute pour les familles confrontées au suicide de leurs proches, les ex-dirigeants de France Telecom ont obtenu une peine bien faible.
C’est la première fois qu’un Géant Français tel que France Telecom est jugé pour harcèlement moral à cette échelle, lequel a provoqué le suicide de nombreux collaborateurs. Ce procès marque un tournant dans le droit pénal et le droit du travail.
En consacrant la notion de “harcèlement moral institutionnel“, les juges de cette affaire ont pris “une décision qui trace de nouvelles lignes dans les rapports entre dirigeants et salariés d’une même entreprise.” (Le Monde, décembre 2019).
Les 2 ex-dirigeants forment un pourvoi en cassation
Vendredi 30 septembre dernier, la Cour d’appel a allégé les peines prononcées précédemment.
Elle condamne ainsi Didier Lombard à un an de prison “assorti en totalité du sursis, contre quatre mois de prison ferme en première instance. Il s’est vu infliger la même amende d’un montant de 15 000 euros que celle prononcée en première instance (…). Louis-Pierre Wenès, est également condamné en appel à un an de prison assorti du sursis et 15 000 euros d’amende.” (Source : Le Parisien)
2 personnes ont été relaxées et 2 autres ont été condamnées à une peine allégée.
Suite au jugement en première instance, Didier Lombard et son numéro deux avaient formé dernièrement un pourvoi en cassation après leur condamnation. Selon une source judiciaire de l’AFP, 4 prévenus avaient formé un pourvoi en cassation, avec 7 parties civiles.
Un avocat de l’ancien PDG de l’opérateur téléphonique a plaidé pour son client en pointant du doigt l’Etat qui aurait fauté dans la gestion du groupe vers sa privatisation. Un autre conseil de Didier Lombard, aussi avocat, se dit regretter que son client soit présenté comme un “capitaine d’industrie”.
On comprend que l’affaire ne va pas en rester là, d’autant plus que France Telecom, aujourd’hui Orange, semble au coeur d’une nouvelle tourmente, là encore liée au suicide.
France Telecom devient Orange en 2013 : la situation a-t-elle changé ?
Deux salariés décèdent en 2022
Deux salariés sont récemment décédés et il s’agit de suicide. Le premier, Christophe B., aurait été en arrêt maladie et a mis fin à ses jours sur son lieu de travail le 25 mai dernier à Draguignan. C’est ce qu’explique le communiqué du syndicat Sud. Le 30 juin dernier, durant les plaidoiries de la défense du procès en appel des anciens dirigeants de France Telecom, une avocate a d’ailleurs évoqué le suicide de cet homme, survenu environ un mois avant.
Selon Virginie Reze, élue CGT au CSE de la DOGSE (Direction Opérationnelle Grand Sud-Est) ayant rencontré les collègues de Christophe B., celui-ci “se plaignait depuis longtemps d’une activité sans intérêt et de surcharge de travail.”
Un second salarié aurait également été en arrêt maladie et s’est pendu le 5 juin dernier à Troyes, selon les informations de Pascale Abdessamad, la déléguée syndicale de SUD PTT.
Selon la veuve de cet homme, celui-ci se plaignait d’une surcharge de travail mais également du non-remplacement des personnes qui quittaient le service pour diverses raisons
Mais à ce jour, rien ne prouve l’implication directe d’Orange dans ces suicides.
Orange en 2022 : ce qui a changé
France Telecom Orange souhaite redorer son blason face aux scandales liés à la santé mentale et au suicide de plusieurs salariés.
myRHline a souhaité se pencher sur les initiatives qu’avait pu mettre en œuvre la société en matière de QVCT depuis, dans l’optique de protéger l’intégrité des salariés.
Depuis janvier 2022, Christel Heydemann tient les rênes du groupe Orange. C’est la 3ème femme à la tête d’un groupe du CAC 40 sur le territoire français. Un signal fort d’Orange dans sa politique d’égalité hommes femmes au travail et une réponse à la loi Copé-Zimmermann.
On observe ainsi que Orange se présente sur son site comme entreprise engagée, mettant en valeur une communication RSE, des engagements en matière d’environnement ou encore d’égalité numérique. On observe aussi une communication liée aux thèmes de diversité et inclusion. Le groupe se présente volontiers comme une boîte engagée sur de grands thèmes d’actualité mais qu’en est-il de leur rapport au bien-être des collaborateurs ? Sur le site carrières d’Orange, on donne à voir une société soucieuse de soigner notamment le onboarding des nouveaux collaborateurs. De même, l’entreprise semble consciente des facteurs d’engagement collaborateurs et de leur épanouissement : elle communique notamment sur le “continuous learning”, sur une rémunération attractive composée d’un “package” d’avantages, mais aussi sur l’équilibre vie professionnelle vie personnelle.
Sur Glassdoor, nous avons observé les avis des différents collaborateurs travaillant – ou ayant travaillé – chez Orange. Le groupe est majoritairement bien noté et la nouvelle PDG semble appréciée. Par ailleurs, 82 % des salariés recommandent ce groupe à leur ami. Et parmi les avantages cités : une bonne ambiance de travail, des avantages sociaux, ou encore une bonne politique RSE. On note que parmi les critiques positives, les avantages sociaux sont souvent nommés (avantage ticket restaurant, prime de participation et intéressement, mutuelle, aide au transport, etc.)
A première vue, on semble plutôt loin des scandales liés au suicide de plusieurs salariés chez France Telecom.
Mais malgré de nombreux avantages soulignés, on retrouve dans les critiques négatives une hiérarchie jugée pesante, un manque de sens au travail avec une “inertie importante” liée à la mise en place de nouveaux projets, un management qualifié de “traumatisant” ou encore “toxique”, trop de pression, une lourdeur des processus, une organisation dite “rigide”. Certains salariés semblent souffrir encore d’un manque de reconnaissance au travail ou encore d’un manque de développement individuel.
Il semble que pour se distancier du symbole de la souffrance au travail et du suicide, l’ex France Telecom tient à se présenter aujourd’hui comme une entreprise engagée à de nombreux égards.
France Telecom – Orange : ce que ces affaires de suicide mettent en lumière
Les différentes affaires de suicide, qu’elles remontent aux années 2 000 pour France Telecom ou en 2022 pour Orange, mettent en évidence les risques psychosociaux relatifs à la vie en entreprise et soulignent l’importance, pour les employeurs, de déployer des actions de prévention et de lutte contre toute forme de harcèlement moral en entreprise. Ces risques psychosociaux peuvent être liés à une surcharge de travail, à un manque de sens au travail, à de la violence (en interne ou en externe par ailleurs).
Pour rappel, la loi oblige l’employeur à mettre en œuvre certaines actions afin de préserver la santé mentale des collaborateurs d’une entreprise. Selon l’article L4121-2, il s’agit notamment d’”adapter le travail à l’homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production (…)”.
L’affaire France Telecom, toujours d’actualité, doit faire office de prévention contre toute atteinte à l’intégrité humaine des salariés susceptible de conduire à une dégradation de leur état de santé dans le cadre de leur emploi et au pire des cas, au suicide. Tout employeur a pour obligation de garantir à son salarié ce droit à la sécurité professionnelle et personnelle.
Notons que le suicide ne concerne pas que les collaborateurs d’une même entreprise telle que France Telecom ou Orange. Sur le sol français, l’épidémiologie de ces fléaux survenus au travail serait encore mal connue, d’autant que leur cause peut aussi être multifactorielle.
Selon la DREES, on compterait 9 300 personnes touchées par ce fléau sur l’année 2016 (+ 200 000 tentatives). Notre pays ferait partie des “pays européens les plus touchés” en la matière.
Angèle Linares
Crédit photo : My Service Box