Faut-il questionner notre rythme de travail ? Quel est notre rapport au temps de travail ? Et si c’était la définition même du travail qu’il fallait repenser ?
La rédaction a eu le plaisir d’assister à la projection du documentaire Time to Work de Samuel Durand. L’occasion de questionner notre rapport au temps de travail. Différents chercheurs, collaborateurs, penseurs et entrepreneurs se sont penchés sur cette question : à quoi ressemblera le futur du travail ?
L’anthropologue James Suzman, Laetitia Vitaud, Laurent de La Clergerie (CEO LDLC), Anna Gullstrand (CPCO Mentimeter), Hiroshi Ono, Patrick Mouratoglou ainsi que les entreprises Patagonia, Buffer et Buurtzorg ont partagé leurs réflexions sur le sujet. Le public les a suivis à travers un voyage de la Suède au Japon, en passant par les Pays-Bas, la France, l’Italie et l’Angleterre.
Pourquoi repenser notre rythme de travail ?
En japonais, “karoshi” signifie la mort par surmenage. Même si ce scénario a de quoi glacer le sang, il se répète au Japon. En 2013 la journaliste politique Miwa Sado est décédée d’un arrêt cardiaque à 31 ans ,suite à 159 heures supplémentaires réalisées en un mois. Ce rythme de travail ultra-intensif cause encore de trop nombreuses morts au pays du soleil levant : crises cardiaques, accidents vasculaires, suicides… Pouvant devenir mortel pour les travailleurs, il est dû, en contrepartie, à la protection de leur emploi. Hiroshi Ono explique que le fait de travailler sous pression n’est pas un phénomène propre au Japon. Et qu’il n’est pas nécessairement un choix de la part des travailleurs.
Les temps de repos, les vacances et le week-end, sont des moments sociaux avant tout. Le rythme de travail est donc ancré dans une réalité sociale et humaine. Sans ces moments particuliers, les risques sur la santé mentale et physique sont importants.
L’équilibre vie professionnelle – vie privée est sur toutes les lèvres. Il a été mis à mal par la crise sanitaire, privant certains de leur droit à la déconnexion en télétravail notamment. Laetitia Vitaud explique qu’à l’époque de la Russie soviétique, Staline a tenté de revenir sur l’acquis institutionnel du dimanche, perçu comme un « obstacle à la productivité ». L’idée était simple : faire en sorte que les équipes se relaient pour que les machines tournent chaque jour de la semaine, y compris le dimanche. Quels ont été les effets à long terme : le système n’a pas fonctionné. Sans surprise, les entreprises ont connu des rébellions et des grèves et ce modèle a été abandonné après une décennie environ. Pourquoi ? Tout simplement car les gens ne pouvaient plus passer leur jour de repos en famille ou avec leur communauté. En ce sens, le repos possède une fonction sociale.
Pourtant, les lignes sont encore floues sur ce qui est considéré comme du travail et ce qui ne l’est pas.
Adapter le rythme de travail en entreprise peut aussi représenter un levier d’attractivité dans un contexte tendu. C’est notamment le cas pour les métiers du care et de l’assistance à la personne. Aux Pays-Bas, l’entreprise Buurtzorg a été une pionnière dans son approche du temps de travail. Souvent, les métiers du soin, sont des métiers de passion ou dits d’une “vocation” (infirmiers auxiliaires de vie…). Ils sont généralement moins bien payés et considérés que les métiers du secteur privé (banque, finance). Pourtant le travail représente une source d’épanouissement, de plaisir et d’enrichissement dans la vie de nombreuses personnes. “ On peut aimer son travail, mais pas les conditions de son emploi. “
La flexibilité du rythme de travail peut permettre à chacun de concilier ses besoins différemment et de façon durable. Tout en attirant de nouveaux profils dits pénuriques.
La semaine de 4 jours : quels sont les résultats ?
Quand LDLC a adopté la semaine de 4 jours
LDLC fait partie des pionnières à avoir adopté le modèle de la semaine de 4 jours. La particularité du géant français de l’e-commerce informatique ? Certains salariés travaillent dans des bureaux, d’autres en magasins. Cette mesure s’applique aussi bien aux équipes de direction qu’aux logisticiens, aux vendeurs, aux managers.
Mais qu’est-ce qui a motivé ce choix ? Laurent de la Clergerie, président du directoire de LDLC, raconte qu’il est tombé sur un retour d’expérience similaire au Japon. L’entreprise Microsoft avait décidé de donner leur vendredi aux employés et le résultat était sans appel : une hausse de 40% de la productivité. Après avoir pris le temps d’y réfléchir et calculer les coûts d’une telle mesure (nouveaux recrutements) il a conclu qu’une journée de 8:45 serait impossible à réaliser, notamment pour les salariés parents. Il a donc décidé de réduire le temps de travail à 8 heures par jour, soit 32 heures par semaine. Tout en maintenant leur salaire d’origine.
Cette transformation du rythme de travail ne s’est pas faite en quelques jours. Pour maintenir un service performant et productif, les salariés ne pouvaient pas être absents tous en même temps le vendredi. Des binômes ont été créés dans chaque équipe, avec un système de semaine paire et impaire pour permettre au service de tourner, et à tous de bénéficier de plus de temps en dehors de l’entreprise.
Les métiers pénibles ont tout de suite été enthousiastes face à cette idée : “Je leur avais dit que je comptais recruter pour pallier ce jour en moins”, précise Laurent de la Clergerie. Les métiers de bureau sont désormais satisfaits et personne ne souhaite retourner en arrière. Pourtant, à l’annonce de cette mesure, environ 20% des effectifs avaient des craintes à ce sujet.
Rien ne s’est passé comme prévu. Je n’ai eu que de bonnes surprises : le chiffre d’affaires a augmenté de 40% et je n’ai pas eu besoin d’embaucher de nouvelles personnes.
En effet, l’entreprise a réalisé une progression de 40% de son chiffre d’affaires, sans recruter et en diminuant le temps de travail. Les équipes, notamment en magasin, ont diversifié leurs missions. “Les travailleurs m’ont dit qu’ils avaient des moments de battement dans leur journée, qu’ils pouvaient devenir davantage polyvalents s’ils apprenaient à faire le travail des collègues absents” affirme-t-il. Ils ont pu profiter de leur temps personnel, s’investir au sein d’associations caritatives pour certains ou même apprendre un nouveau métier pour d’autres. Ce qui n’a jamais été perçu comme un problème par la société.
Les bénéfices d’un nouveau rythme de travail
Nous sommes des individus polyvalents. Des êtres sociaux. Même si notre travail nous passionne, nous avons aussi besoin d’accorder du temps à notre entourage, à notre famille, à nos amis. Prenons l’exemple du vélo. J’adore en faire, mais je n’en ai pas forcément envie tous les jours, du matin au soir. C’est la même chose pour le travail.
Plusieurs entreprises ont franchi le cap et adopté la semaine de 4 jours. De son côté, l’Angleterre a dévoilé des résultats plus que concluants de sa phase de test concernant plus de 70 entreprises britanniques – soit environ 3 300 salariés. Parmi les employeurs ayant répondu au sondage, 88 % estiment que la semaine de quatre jours fonctionne «bien» pour leur entreprise à ce stade. Et l’étude montre que 86 % seraient même prêts à garder ce rythme à l’issue de la période d’essai. Près de 50% des entreprises ont vu leur productivité se maintenir, un tiers estime qu’elle s’est même «légèrement améliorée». À ce jour, des expérimentations sont en cours en Espagne, en Islande, Irlande, Nouvelle-Zélande au Canada et aux Etats-Unis.
Les mêmes avantages sont cités chez Buffer, une firme américaine ayant décidé de tester ce modèle dès 2020. Les objectifs étaient semblables pour Dave Chapman (Senior Customer Advocate) : favoriser un meilleur équilibre des temps de vie, réduire le stress et l’anxiété pour améliorer le bien-être des salariés. Et bien sûr, conserver voire augmenter leur productivité.
De leur côté, ils se sentent également plus autonomes, plus responsabilisés, ce qui est bénéfique à la QVCT (qualité de vie et des conditions de travail) globale, à leur niveau de motivation au travail et leur performance. “Les managers ont même presque moins de travail grâce à cette responsabilisation des équipes”.
Pour mettre en place un nouveau rythme du travail et à remporter l’adhésion de tous, il est indispensable de sortir de la culture du présentéisme encore bien présente au sein des organisations.
Le bureau est comme une scène où le patron et les collègues sont des acteurs. Nous essayons d’impressionner ceux qui nous entourent sans cesse. Nous voulons faire bonne impression, montrer qu’on est là, nuit et jour. Beaucoup de salariés sont récompensés en fonction de leur engagement et leur contribution. Pas en fonction de leur véritable efficacité.
L’ikagaï représente pour lui un moyen de briser ce cercle vicieux. Cette méthode permettrait de trouver “sa raison de se lever tous les matins”. Elle vise à trouver un équilibre entre ce que vous aimez, ce dont le monde a besoin, ce pour quoi vous êtes payé et ce pour quoi vous êtes doué.
Mais il est aussi impératif de revoir la (sur)charge de travail des équipes. Car évidemment, il est sans doute impossible de réaliser ses tâches en moins de temps si l’on est déjà surchargé en 5 jours de travail.
Ceux qui cherchent à tout prix à maintenir le temps de travail se trompent par peur. Pourquoi ? Imaginer gagner en productivité en diminuant ses heures : c’est contre-intuitif.
Alors, détruit-on la valeur travail ? “Non, on recrée un équilibre cassé depuis 20 ans.”
Un rythme de travail propre à chacun
Séparer le travail de la vie personnelle
L’équilibre vie personnelle – vie professionnelle est un terme décrié par certains. Pourquoi ? Le work-life balance supposerait une frontière entre le travail et sa vie. Pour certains, on ne peut pas dissocier ces sphères, et ce n’est pas forcément souhaitable. On parle alors de work-life integration, l’intégration du travail dans sa vie pour trouver une harmonie plus qu’une séparation.
En Suède, la séparation de la vie personnelle et professionnelle est plébiscitée. La majorité des entreprises ont un rythme de travail qui n’inclut pas une semaine de 4 jours mais des journées plus courtes afin d’avoir le temps de se consacrer à sa vie personnelle et bénéficier d’un véritable équilibre. Ce concept porte un nom : “lagom”, qui signifie ni trop, ni pas assez. Le nombre d’heures ne compte pas du moment que les résultats sont présents. Car de nombreuses études le prouvent, plus un salarié est heureux, plus il est performant.
- Les salariés heureux sont deux fois moins malades, six fois moins absents, 31 % plus productifs et 55 % plus créatifs (résultats d’une étude conduite par le MIT et Harvard).
De plus, les équipes ont besoin de modèles pour se projeter et oser réadapter leur rythme de travail. Si le manager prend un congé parental ou quitte le bureau à 17 heures, tout le monde se dira plus aisément que c’est faisable.
Chercher une harmonie plutôt qu’une séparation ?
Plutôt que de réduire le temps de travail, ne faudrait-il pas revoir le rythme du travail ? Son organisation ? Le country manager Italie de Patagonia, Fabio Zardini, a passé 25 ans dans l’entreprise avant d’atteindre ce poste. Il raconte que chez Patagonia, les salariés ont toujours été les premiers clients de la marque. En tant que passionnés, ils ont toujours testé eux-mêmes les produits de Patagonia. Selon Evelyn Doyle (Head of People & Culture International, Patagonia), il est indispensable que les salariés puissent aller dans la nature et profiter de diverses activités en plein air. C’est pourquoi des rythmes de travail flexibles font partie de la culture d’entreprise et de l’ADN de Patagonia. “C’est très complexe de séparer sa vie professionnelle de sa vie personnelle. Les gens veulent une harmonie, pas forcément une séparation de chaque environnement.” C’est ce qui se nomme work-life integration.
- En septembre 2022, la Terre est devenue l’unique actionnaire de Patagonia. Yvon Chouinard (fondateur de la marque américaine de vêtement) a annoncé avoir transmis la totalité du capital de son entreprise et de ses droits de vote à des fonds chargés de soutenir la lutte contre la crise écologique. “Au lendemain de cette annonce, les magasins ont fermé et les salariés ont eu la possibilité de profiter de la nature” explique Evelyn Doyle dans le documentaire.
Choisir ses horaires au quotidien implique de bénéficier de la confiance de son manager, se sentir respecté et écouté. Selon Buffer, chacun devrait adapter le travail à son rythme et ses énergies. Car les moments en présentiel sont aussi l’occasion de se retrouver entre collègues et de partager des moments conviviaux.
La pluralité des visions du travail
Work-life balance, Work-life integration… Mais, qu’en est-il de ceux qui trouvent leur équilibre en travaillant intensément et à haute dose ? Les entrepreneurs, les commerçants ou encore les sportifs de haut niveau ont une vision du rythme de travail encore différente. Patrick Mouratoglou (coach de tennis de haut niveau) en sait quelque chose. Pour les joueurs de tennis professionnels, il est difficile d’avoir une vie sociale et familiale. Car il est difficile d’avoir du temps pour soi. “Pour vivre de sa passion, il faut être entièrement dédié à son activité. C’est un job solitaire.” Il précise aussi que les joueurs passionnés continuent souvent très tard de jouer. Justement car leur travail est leur passion. Et qu’ils continuent d’avoir des objectifs qui les motivent. Il explique : “Le succès, c’est se donner à 100% pour atteindre ses objectifs. La vie est courte et je crois qu’on doit faire ce qui nous passionne et ce qui est gratifiant à nos yeux.”
Dans le documentaire Time to Work, une définition universelle du travail ressort : “une dépense d’énergie dans un objectif précis.” Car le travail d’une personne peut être le loisir d’une autre.
Pour être épanoui au travail, chacun ne devrait-il pas “ apprendre à se connaître ” ? Cette conclusion a été suggérée par une personne présente dans le public. Ce qui signifierait découvrir quelles sont ses valeurs, ses priorités, ce qui nous rend heureux, mais aussi quels sont les rythmes et les modes de travail (hybride, télétravail ou non) qui nous rendent heureux.