Pendant plus d’une heure, nous avons eu le plaisir d’échanger autour des enjeux liés à la performance RH avec Jérôme Friteau, DRH opérationnel et directeur des relations humaines et de la transformation au sein de la CNAV. Un établissement public administratif, mais qui emploie des personnes de droit privé depuis 2014. Un organisme un peu atypique, à la fois opérateur de la retraite des collaborateurs du privé en Île-de-France et structure de pilotage d’un réseau d’organismes en régions : les Carsat et les CGSS en outre-mer.
Sur le profil LinkedIn de Jérôme Friteau, on peut lire : “DRH hybride corporate/groupe, au service de la CNAV (3 500 salariés) et du réseau des 15 Carsat et 4 Cgss (14 000 salariés)”.
Son rôle est donc d’animer un véritable réseau composé notamment des DRH de Carsat, qui sont des entités juridiques autonomes avec leur propre comité de direction et de leur apporter un soutien.
Face aux transformations des modes de travail, la performance RH est au cœur des préoccupations de cet organisme, notamment à l’aube de l’année 2023. Explications.
Une crise sanitaire qui change le rapport à la performance RH
Une réflexion sur les modes de travail qui ne date pas d’hier
La CNAV n’a pas attendu le Covid-19 pour prendre en main le sujet de l’organisation professionnelle.
Avant l’irruption de la crise Covid, l’assurance retraite avait déjà développé un certain nombre de dispositifs censés améliorer la performance de la structure et répondre aux diverses problématiques RH.
En 2014, l’organisme signe avec les partenaires sociaux un premier accord relatif à la demande de télétravail. Un démarrage très cadré, et pour certaines populations de l’organisation, une approche prudente, à la fois de l’aménagement des organisations de l’activité mais aussi de l’impact que le distanciel peut avoir sur les conditions managériales. Ce premier dispositif s’est déployé selon des critères bien précis : la nécessité pour le salarié d’avoir 2 ans d’ancienneté dans un poste pour y prétendre, avec une évaluation fine de l’autonomie du salarié avant d’accéder au distanciel. A cette époque, on fixe un accord télétravail, plutôt réservé aux cadres et limité à 1 jour par semaine.
En 2015, l’entreprise déploie le dispositif “souplesse organisationnelle” visant un public de cadres ou managers. Et particulièrement ceux qui avaient été écartés du dispositif télétravail, à qui on a autorisé un volant de jour dans l’année, sur lequel ils pouvaient avoir la possibilité d’exercer leur activité à distance.
En 2018, l’organisme établit la refonte de l’accord d’horaires variables, avec la volonté de donner plus de flexibilité en diminuant drastiquement les plages fixes, avec un aménagement du temps plutôt en fonction du métier exercé (il y a 140 métiers différents).
Jérôme Friteau souligne que cet accord aux horaires variables “avait déjà donné une vraie impulsion, nouvelle, sur des horaires qui, historiquement, étaient des horaires que je qualifierais presque d’horaires d’usine. Une culture ouvrière, des gens qui arrivaient tôt le matin, qui partaient à 16h18, précisément, l’après-midi.”
Les initiatives en faveur de la performance RH ne s’arrêtent pas là.
En 2019, face aux grandes grèves RATP de fin d’année, la structure décide d’expérimenter le distanciel étendu à toutes les populations. L’entreprise développe un test grandeur nature en ce sens pour quelques jours permettant ainsi à chacun de ne pas perdre de temps pour venir au bureau.
Ce test a permis de tester l’agilité en matière de travail à distance et les capacités du système d’information en matière de sécurité et d’accessibilité. Une formation avait été rendue obligatoire pour l’ensemble des cadres dans une logique de sensibilisation aux mutations professionnelles.
A cette époque, je pense que tout le monde se disait dans les couloirs que le DRH se faisait plaisir : pourquoi nous faire perdre du temps à travailler sur les outils collaboratifs, sur l’animation de l’intelligence collective, sur la flexibilité du travail, sur les impacts du télétravail, sur le management, sur la confiance du terrain ? Nous manager, on a un vrai métier, ce n’est pas notre priorité.
Mais en mars 2020, “tout le monde a quand même compris de quoi on voulait parler”, rappelle Jérôme Friteau. Tout le monde a saisi les problématiques liées au télétravail, au management, à la confiance, à la flexibilité, etc.
Crise sanitaire et évolution des problématiques de performance RH
En 2020, la CNAV subit le confinement comme toutes les entreprises françaises, et comprend bien que les managers ont besoin de faire une percée dans l’intime de leurs équipes. Un phénomène nouveau et délicat parce que jusque-là, il y avait une barrière très étanche entre la vie professionnelle et la vie personnelle d’un salarié. Et voilà que désormais, les inégalités sautent aux yeux, on peut même les voir en visioconférence : il s’agit de ces personnes qui vivent dans des petits espaces de 20m carré, de celles qui ont des enfants, de celles qui n’ont pas le matériel adéquat, qui vivent à la campagne…
A la sortie du confinement, on s’est dit qu’il fallait engager des réflexions dans le dialogue social pour tirer des enseignements de la crise. On a donc fait une négociation sur le télétravail alors même que l’accord avait été renégocié en 2018. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est compliqué d’engager un dialogue à distance pour un DRH avec Teams. La négociation liée au retour sur site a été longue. L’entreprise a signé un accord en avril 2021. On atteint aujourd’hui près de 80 % des télétravailleurs au sein de l’organisme d’assurance, avec certains métiers qui restent peu télétravaillables.
On déployé l’indemnité de télétravail, gérée au niveau de la Fédération employeur avec une approche homogène entre CNAV, URSSAF, et Caisse Nationale notamment. Elle avait été fixée en 2014 et on est aujourd’hui en train de la réévaluer pour janvier 2023 par rapport à l’inflation et au coût de l’énergie. Pour les salariés en télétravail, on a pu fournir à la demande des bureaux, des sièges ergonomiques, etc. Ce qui est “assez lourd”, rappelle le DRH, mais qui est un bon complément de l’indemnité.
La période liée au confinement aura été terrible mais aura facilité l’impulsion d’équipes RH plus dynamiques avec un nouveau rapport à la performance.
D’ordinaire, cet organisme d’assurance est marqué par une culture de la norme, où l’on applique des textes votés par le Parlement, puis déclinés par les pouvoirs publics. L’ADN de la culture managériale reposait beaucoup sur ces normes et depuis la crise sanitaire, on commence à en sortir. On a compris que les inégalités que l’on a pu détecter depuis la crise sont beaucoup plus ancrées que cela. Le télétravail ne s’applique pas 2 jours par semaine à tous les salariés qui ont des profils et des quotidiens très différents auxquels il faut pouvoir s’adapter en personnalisant leur mode d’activité.
Pour les parents d’enfants, l’organisme d’assurance retraite avait déployé une crèche au siège : les parents font plus de présentiel et on essaie de les accompagner pour faciliter leur quotidien. Dans l’entreprise, on s’attache alors à créer un système particulier pour des personnes qui sont des aidants familiaux et sont en capacité de le démontrer, on s’attache également à adapter les modes de travail aux seniors de 60 ans, aux parents d’enfants de moins de 3 ans… Tout le monde comprend, au sein de la société, que les employés n’ont pas les mêmes besoins.
Pour Jérôme Friteau, demain, l’organisation sera majoritairement distancielle mais la prudence reste de mise. Car on observe que les collectifs se dissolvent, et que les pics en productivité qui étaient très forts au début tendent à chuter à terme avec des modes d’activité qui peuvent créer de l’isolement, renforcer le sentiment de solitude. Or, on sait que l’on est très interdépendants les uns des autres pour la réussite collective. A la CNAV, on n’a pas envie de perdre cela, rappelle le DRH. Et on sait que si l’on amène tout le monde à télétravailler 3 jours par semaine, on pourra difficilement revenir en arrière. En outre, certaines personnes ne veulent pas forcément télétravailler et il ne s’agit pas d’un dispositif impératif dans lequel il faudrait “virtualiser” l’activité de l’organisme.
Performance RH et semaine de 4 jours
Pourquoi instaurer une semaine de 4 jours ?
Il ne s’agissait pas d’une demande particulière des salariés ou des partenaires sociaux, rappelle Jérôme Friteau. Mais la semaine de 4 jours s’inscrit dans un contexte post-crise avec une certaine fatigue ressentie dès le mois d’octobre 2021 à l’aube d’une nouvelle vague. Durant cette période, la branche retraite était en plus soumise à une forte demande de départ en retraite, donc il a fallu réfléchir à des mesures qui permettraient à tout le monde de souffler. C’est là que l’idée a émergé : on a lancé une négociation avec des partenaires sociaux et l’adhésion a été au rendez-vous.
Il ne s’agissait pas de dire : “Aujourd’hui, on passe à la semaine de 4 jours à la CNAV”. Il s’agissait d’accroître cette personnalisation, “toujours de manière très officielle, très transparente, très cadrée par le dialogue social”, rappelle Jérôme Friteau. Il s’agit d’obtenir du sur-mesure, avec la conviction que l’on ira vers cette tendance à l’avenir avec plus de liberté pour les collaborateurs notamment.
Si demain, on veut s’adapter à cette mouvance, qui n’est pas générationnelle selon lui, il faut pouvoir répondre à des attentes qui sont de plus en plus individuelles, afin de favoriser la performance RH de l’entreprise.
“Il faut qu’on arrive à trouver le juste milieu entre le fonctionnement des collectifs, le lien social, la transversalité, la créativité (…) et en même temps essayer de proposer une nouvelle expérience collaborateur”, souligne Jérôme Friteau.
Il évoque d’ailleurs en ce sens le témoignage d’une salariée qui confiait qu’en tant qu’aidante familiale, la formule sur-mesure liée au télétravail l’avait sans doute sauvée. Il ne s’agissait donc pas d’un enjeu de confort mais bien d’un impératif réel.
La semaine de 4 jours en phase d’expérimentation
Pour le mois de février 2023, la CNAV prévoit de démarrer une expérimentation de la semaine de 4 jours.
Un appel au volontariat va être lancé en ce sens, donc l’entreprise pointe une démarche volontaire du salarié auprès de directions et des métiers qui seront préalablement ciblés.
Est-ce que l’on souhaite également obtenir la pleine adhésion des directions métiers, des directions opérationnelles des communes ? Ce sont des questions que l’on peut se poser. Il faudra notamment être capable de gérer les conséquences de cette initiative au niveau organisationnel.
La mise en oeuvre de la semaine de 4 jours ne réduira pas la durée légale du travail, rappelle le DRH. Celle-ci reste telle qu’elle est, mais on adapte les RTT et on propose aux employés des formules qu’ils peuvent choisir.
On va notamment créer un fort accompagnement managérial et accompagner les expérimentateurs en ayant recours à l’expertise de chercheurs en neurosciences pour obtenir des indicateurs pertinents sur les impacts de cette mesure, notamment en termes de charge mentale.
Il s’agit de voir ce que cela implique pour des métiers très différents, notamment pour les métiers non télétravaillables.
Selon le Directeur des Ressources Humaines, il y a une sorte d’homogénéité naturelle qui se crée sur les formules proposées en fonction des métiers exercés. Le succès des dispositions de flexibilité horaire combinées au télétravail fonctionne selon lui. C’est une stratégie qui tend d’ailleurs à favoriser l’attraction et la rétention des talents.
Pour prendre le pouls auprès des collaborateurs sur leur ressenti quant à la mise en place de ces dispositifs, un baromètre social digital a été mis en place à la CNAV avec la startup Octomine. Ce baromètre a été un indicateur précieux pendant la crise sanitaire, qui a permis de mesurer le ressenti de chacun en prévision des retours sur site à l’échelle nationale.
Ce baromètre est un outil intéressant en termes de performance RH. Il est utilisé au niveau national 2 fois par an et on l’utilise aussi de façon plus ciblée sur des équipes qui déménagent, changent de managers, etc. On offre notamment aux managers une vision plus précise du suivi de leur équipe contrairement aux données très “macro” que l’on pouvait avoir avant.
La CNAV a aussi fait évoluer ses modalités d’évaluation individuelle en élaborant un outil qui aide le manager à contourner l’approche classique-formelle de l’évaluation individuelle, avec toute la charge mentale que cela implique. Cette initiative a vocation à être plus régulière dans l’année, ce qui est particulièrement intéressant pour les collaborateurs qui travaillent à distance. On pose des questions sur l’impact du télétravail, sur la perception de la charge de travail, etc.
Performance RH 2023 : next step pour la CNAV
Repenser la notion de performance RH
En complément de cette phase d’expérimentation RH qu’est la semaine de 4 jours en 2023, la CNAV souhaite aussi accompagner les directions métiers et les managers vers une autre définition de la notion de performance. Selon Jérôme Friteau, on est aujourd’hui “obnubilés” par les chiffres. Mais ce qui pèse sur l’expérience collaborateur, ce sont les problématiques liées aux ressentis de charge de travail notamment. On voudrait introduire d’autres indicateurs afin d’évaluer la performance RH de l’entreprise. Il s’agit non seulement de considérer le ressenti des collaborateurs comme un indicateur en la matière, mais également considérer la notion de diversité et inclusion.
Pour Jérôme Friteau, on est déjà matures sur les sujets liés à l’égalité homme-femme et au handicap par exemple, mais il faut que l’on arrive désormais à intégrer pleinement ces thématiques et les partager avec la communauté managériale, les intégrer de façon globale. On s’intéresse aussi à l’ampleur que prend aujourd’hui la dimension environnementale, et il a malheureusement fallu attendre le plan de sobriété lié à la crise énergétique de cet automne pour prendre la mesure de l’urgence de cette problématique.
Mais on voit bien que les salariés vont être aussi attentifs à ce que fait l’entreprise en matière de sobriété, on vient de renégocier notre dispositif pour encourager les moyens de transports, les moyens de mobilité plus doux… Mais surtout, je veux en faire un moyen de repenser un peu la notion de performance et que cela donne un peu plus de profondeur de champ à des salariés qui parfois perdent le sens alors même qu’ils travaillent sur une activité noble qu’est le service public.
Démystifier le rapport à l’émotion et recréer de l’engagement ?
Chez la CNAV, on mise beaucoup sur le développement des compétences, sur l’apprentissage, sur différents modes de formations, classiques ou moins traditionnels. Pour les managers, on développe aussi le coaching pour les accompagner dans leur quotidien et développer les échanges entre pairs notamment.
« Là, je viens de diffuser un nouvel outil avec un designer de service, qui vient aider à travailler sur les questions d’émotion pour retravailler la notion d’expérience collaborateur« , souligne Jérôme Friteau.
Dans une logique de développement de la performance RH, ce designer a aidé l’organisme à penser un outil d’évaluation de la charge de travail des managers. Ce qui est toujours assez difficile à quantifier. Et en travaillant sur des visuels, on s’attache à engager un processus de dialogue avec le manager pour voir quelle est sa charge professionnelle perçue par rapport à ce que l’on peut imaginer. Cela permet aussi aux professionnels de la fonction RH d’essayer de se mettre à la place des collaborateurs. C’est d’ailleurs intéressant pour d’autres DRH.
Le design aide beaucoup à penser l’UX et travailler sur le sujet des émotions d’une façon positive, rappelle-t-il, notamment sur les enjeux d’engagement où on peut s’apercevoir que l’entreprise n’est pas un modèle sur la question. Alors qu’à l’extérieur de cette dernière, on va trouver plein de modèles d’engagement (tels que #Metoo par exemple). Mais si les exemples en la matière abondent en société, ils sont plus difficiles à trouver dans le monde professionnel.