Publié il y a plus de quinze ans, l’ouvrage best-seller de trois consultants du cabinet McKinsey est-il toujours d’actualité ? Depuis, plusieurs études semblent avoir battu en brèche cette théorie, qui veut que pour réussir, une entreprise doit recruter les meilleurs chez ses concurrents et les payer très chers. Jérôme Barthélémy, Professeur de stratégie et de management à l’ESSEC revient sur les avantages et inconvénients de cette solution par rapport à la mobilité interne et à la formation.
En 2001, Ed Michaels, Helen Handfield-Jones et Beth Axelrod (trois consultants du cabinet McKinsey) publient un ouvrage intitulé The War for Talent. Leur message est limpide. Pour battre ses concurrents, une entreprise doit commencer par gagner la « guerre des talents ». Cela nécessite notamment d’attirer et de fidéliser le plus grand nombre de stars possible en les payant beaucoup plus que les autres employés. Nous sommes en 2018 et les consultants tiennent toujours le même discours. D’après Gilles Babinet, Digital Champion pour la France auprès de l’Union Européenne, « la guerre pour les talents ne fait que commencer, et les directions générales n’y sont pas préparées. »
Seules les stars embauchées avec toute leur équipe parviennent à conserver leur niveau de performance
Dans le monde de l’entreprise, une « star » est un employé qui présente deux caractéristiques : un niveau de performance élevé et une forte visibilité sur le marché du travail. Lorsqu’une entreprise souhaite améliorer sa performance, elle est souvent tentée de recruter une star (ou plusieurs). Dans une étude passée à la postérité, Boris Groysberg, Linda-Eling Lee et Ashish Nanda ont suivi la trajectoire de plus de 1 000 stars de l’analyse financière employées par 78 banques d’affaires sur une période de 9 ans. Leur étude a remis en cause plusieurs idées reçues dans le domaine de la « guerre des talents ».
On pense souvent que le niveau de performance des stars reste stable lorsqu’elles changent d’employeur. Contre toute attente, les résultats de l’étude ont montré que la performance des analystes financiers stars diminue fortement lorsqu’ils passent d’une banque à une autre. En moyenne, il faut attendre cinq ans pour qu’elle retrouve son niveau initial. Les résultats de l’étude ont également montré que la performance des analystes financiers stars décline considérablement lorsqu’ils sont recrutés par des banques qui disposent de moins de ressources que leur banque d’origine. Seules les stars embauchées avec toute leur équipe parviennent à conserver leur niveau de performance initial.
Enfin, on pourrait penser que les marchés valorisent les entreprises qui recrutent des stars. Malheureusement, leur cours de bourse a plutôt tendance à baisser car les marchés font le raisonnement suivant :
- une entreprise parvient à recruter une star lorsque son employeur d’origine refuse de s’aligner sur les conditions qu’elle lui propose ;
- l’employeur d’origine est celui qui connaît le mieux la star. Si celle-ci le méritait vraiment, il se serait aligné sur les nouvelles conditions ;
- si l’employeur d’origine a refusé de s’aligner, c’est que les nouvelles conditions sont trop avantageuses ;
- le nouvel employeur s’apprête donc à « surpayer » la star !
Plus généralement, une entreprise a deux options lorsqu’elle souhaite pourvoir un poste : la mobilité interne ou le recrutement externe. Les recrutements externes sont très fréquents mais sont-ils préférables à la mobilité interne ? Pour répondre à cette question, Matthew Bidwell a mené une étude sur les 5.000 employés d’une banque américaine. Il s’est notamment intéressé à l’influence du mode de recrutement sur leur performance, leur rémunération et leur évolution de carrière.
Payer plus pour avoir moins
À poste égal, les résultats de l’étude montrent que le personnel recruté à l’extérieur est moins performant que celui qui a bénéficié de la mobilité interne. L’explication est simple : les employés recrutés à l’extérieur doivent se familiariser avec leur nouvelle entreprise. Il leur faut donc plus de temps pour devenir pleinement opérationnels. En moyenne, l’écart met deux ans à se résorber.
Comme le personnel recruté à l’extérieur est moins performant que le personnel qui a bénéficié de la mobilité interne, on pourrait s’attendre à ce qu’il soit moins payé. C’est le contraire ! À poste égal, les employés recrutés à l’extérieur gagnent 18% de plus (en moyenne). Plusieurs raisons expliquent ce différentiel. Le personnel recruté à l’extérieur est généralement plus diplômé et expérimenté. Il faut aussi lui faire une offre suffisamment attractive pour le convaincre de quitter son entreprise d’origine. Une entreprise qui privilégie le recrutement extérieur finit donc souvent par « payer plus pour en avoir moins » (« paying more to get less »).
Il vaut mieux former en interne que recruter à l’extérieur
Le mode de recrutement influence également l’évolution de carrière. Les résultats de l’étude indiquent que les employés recrutés à l’extérieur sont les plus susceptibles d’être promus. Paradoxalement, ils sont aussi les plus susceptibles d’être licenciés ou de démissionner ! Comment expliquer ce phénomène ? L’hétérogénéité est plus forte que chez les employés qui ont bénéficié de la mobilité interne. Quand la greffe prend, les résultats sont excellents. Quand ce n’est pas le cas, l’opération se solde par un licenciement ou par une démission.
De nombreuses entreprises s’apprêtent à livrer la « guerre des talents » du digital. Elles ne devraient pas oublier que les stars du digital ne sont pas plus mobiles que les autres. Il vaut donc mieux les former en interne que les recruter à l’extérieur. Et ce constat est valable pour tous les employés …
Bibliographie
Bidwell, M. (2011). « Paying more to get less: Specific skills, matching, and the effects of external hiring versus internal promotion, » Administrative Science Quarterly, 56, 369-407.
Groysberg, B. (2012). Chasing stars: The myth of talent and the portability of performance, Princeton University Press.
Michaels, E., Handfield-Jones, H., & Axelrod, B. (2001). The war for talent, Harvard Business School Press.
Jérôme Barthélémy est professeur de stratégie et management à Essec Business School. Il intervient auprès de nombreuses entreprises en tant que conférencier et consultant. Dans le cadre de ses activités de recherche, il a été visiting research scholar à l’université de Stanford et de Cambridge. Il a aussi été rédacteur en chef de la Revue Française de Gestion et est auteur de Libérer la compétitivité (éd. Pearson, 2016, Prix du meilleur ouvrage en management 2017 dans la catégorie Essai décerné par la FNEGE (Fondation Nationale pour l’Enseignement de la Gestion des Entreprises)). |