Comment les particularités d’une activité de niche influencent-elles le recrutement ? Quelles sont les problématiques rencontrées par les organisations concernées ? Quelle stratégie mettre en place pour les contourner ? Et finalement quels sont les enjeux du recrutement en 2024 lorsqu’on fait partie des derniers acteurs du marché, à l’échelle mondiale ?
Pour répondre à ces questions, myRHline a rencontré Fabien Lameyre, DRH de l’entreprise Touton S.A créée en 1848 et spécialisée dans le négoce de matières premières tropicales. L’entreprise compte 800 collaborateurs dans le monde, dont 125 au siège situé à Bordeaux.
Quelles sont les particularités de votre activité ? Et quelle influence ont-elles sur vos enjeux en matière de recrutement ?
Pour bien comprendre l’environnement dans lequel nous évolue Touton S.A, il faut savoir que si elle est implantée à Bordeaux du fait de son histoire, notre entreprise fait partie de la dizaine d’acteurs mondiaux du négoce de cacao et se positionne parmi les principaux négociants de café, vanille et ingrédients naturels.
La plupart de nos équipes sont réparties sur 4 continents, avec une majorité de l’effectif en Afrique. Pourtant, malgré cette empreinte internationale, nous restons une entreprise à taille humaine. Dans nos valeurs, notre mode opératoire et notre approche managériale. Ceci notamment grâce à nos actionnaires qui sont impliqués au sein du siège social, et au niveau de la direction du groupe.
Cette combinaison — posture internationale, taille humaine, marché et activité de niche — influe sur la culture d’entreprise et, par ricochets, sur notre façon d’aborder le recrutement. En effet, lorsque vous faites partie des 10 dernières entreprises présentes sur le marché mondial, cela n’a rien d’anodin en matière de ressources humaines puisque cela implique des ajustements et adaptations des profils à recruter.
Par exemple, il faut savoir que quand on parle de négoce de cacao et de café, il faut prendre en compte l’importance de la notion de trading. Nous achetons ces matières agricoles, qui sont cotées sur les marchés à terme, dans leurs nombreux pays d’origine. Nous devons donc agir à la fois sur les marchés financiers et sur les marchés physiques.
Les métiers de commerciaux et d’acheteurs n’existent pas chez Touton S.A
Pour vendre et acheter, nous recrutons des traders. Chacun gère la partie vente et achat sur les marchés à terme et les marchés physiques avant de passer le relais au middle-office qui prend en charge la contractualisation et l’allocation des lots, puis le back-office — la logistique — organise l’acheminement d’un point A à un point B.
De manière générale, nous disposons d’assez peu de candidats ayant une expérience spécifique à notre activité. En fonction des postes, nous n’allons donc pas avoir la même approche, en termes de sourcing de candidats notamment. Pour ce qui est des profils trading et top management par exemple, cela reste un « petit monde ». Donc nous arrivons à trouver les profils qui nous correspondent.
En revanche, pour tout ce qui concerne les fonctions support ou logistique, les candidats sont majoritairement issus d’autres secteurs d’activité. Et les nouveaux collaborateurs passent obligatoirement par une période intense de formation.
Prenons l’exemple de la comptabilité : être comptable dans une entreprise de négoce comme la nôtre et être comptable dans une société de négoce de vin sont deux activités différentes. Nous n’allons pas apprendre le métier de comptable à un candidat qui a 10 ans d’expérience à ce poste. En revanche, nous devons nécessairement lui apprendre les particularismes de l’activité elle-même, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.
Le négoce est un très vieux métier, mais il change en permanence
Dans les années 2000, il y a eu le premier virage de l’approvisionnement responsable et durable où nous avons dû créer des métiers de chefs de projet pour piloter la mise en œuvre de pratiques durables sur le terrain. Fin des années 2010, il a fallu apprendre à exploiter la data pour mesurer concrètement l’impact de nos actions développement durable et recruter des experts en suivi & évaluation et des Data scientists.
Aujourd’hui, nous nous préparons encore à prendre un nouveau cap. Car une nouvelle réglementation va interdire l’entrée sur le territoire de l’Union européenne des matières en provenance de zones déforestées. Ainsi, nous allons devoir recruter des personnes capables de superviser la traçabilité des matières produites par des millions de planteurs. Cela signifie créer et piloter des algorithmes, des outils informatiques, pour gérer et stocker un volume de données colossal, de l’ordre de millions de points GPS. Or, à l’heure actuelle, ce métier-là n’existe pas dans notre branche.
Donc les principaux enjeux pour nous vont être de trouver les bons profils et d’attirer les talents. Jusque là, rien de très spécifique. En revanche, nous devons — probablement plus que bon nombre d’entreprises — être en mesure d’identifier le potentiel des individus à s’acclimater, à s’adapter, à évoluer dans une activité professionnelle très spécifique et à s’engager à nos côtés dans la création de nouveaux métiers.
Touton S.A a-t-elle des difficultés à recruter ? Et comment faites-vous pour les contourner ?
Comme je l’expliquais, nous n’avons pas spécialement de difficultés à recruter sur les métiers liés au trading. Plusieurs raisons à cela : un domaine d’activité restreint dans lequel nous sommes reconnus, des formations académiques de haut niveau et, à l’échelle du territoire national, notre localisation en province qui, je pense, représente un avantage pour les candidats puisque le coût de la vie à Bordeaux n’est pas le même qu’à Paris, Londres ou Genève.
C’est finalement aussi un peu la même chose pour les postes axés sur la durabilité.
En revanche, et de manière assez surprenante, il est bien plus difficile qu’avant de sourcer des talents et de recruter aux fonctions supports, notamment financières.
Aujourd’hui, nous constatons une vraie pénurie sur ces profils-là. À tel point qu’on met plus de temps à recruter un comptable qu’un responsable de projet durabilité sur le cacao. Or, nous restons une petite entreprise. Si nous sommes contraints par un fonctionnement à flux tendu, cela engendre une pression qu’il faut réussir à maîtriser, à juguler, pour le reste de l’équipe.
Du recrutement à la chasse aux talents
Pour limiter les problèmes liés au retard de recrutement — je pense par exemple à la mise en pause de certains projets de développement — et réduire l’impact négatif sur notre personnel, nous avons fait le choix de faire évoluer nos canaux.
D’abord en misant sur la communication externe. Jusqu’à présent, nous n’avions pas vraiment de vitrine autre que notre site Carrière. Nous avons ainsi créé une page Welcome to the Jungle pour générer plus de trafic.
Mais aussi en faisant appel ponctuellement aux services d’un cabinet de recrutement pour s’adapter à cette conjoncture que nous pensons être temporaire et liée à la situation post covid. L’objectif étant d’augmenter la « bande passante » en changeant de posture. Concrètement, nous nous sommes orientés sur une position de « chasse aux talents », d’approche directe des métiers dont nous n’avions pas besoin auparavant sur le marché français.
La complexité du recrutement international
À l’échelle du recrutement international, les difficultés sont d’une autre nature. Car, dans les faits, nous trouvons les profils. Mais nous restons tributaires des législations sur l’immigration de chaque pays. Dans certains cas, c’est un problème et je dirais même que cela contribue à accentuer la tension sur certains métiers et, par conséquent, à ralentir nos capacités d’innovation et de croissance sur les marchés internationaux.
Je pense à un exemple éloquent.
L’an dernier, nous avons eu besoin de recruter un développeur dans le cadre d’un projet de développement d’un robot de trading. On parle là de développement informatique, d’intelligence artificielle, de bourse donc un super projet qui implique des compétences très pointues, mais pénuriques.
Pourtant, nous avons reçu des candidatures du monde entier. À l’issue du processus, nous avions deux candidats finalistes ivoiriens : excellente école en Côte d’Ivoire, hards skills présentes, de superbes réalisations derrière eux et l’ambition de contribuer directement ou indirectement au développement économique de leur pays.
Dans ce type de cas, le recrutement est parfois compliqué à gérer. Notamment d’un point de vue administratif puisqu’il faut faire appel à des avocats spécialisés dans les règles d’immigration de chaque pays. Pour faire venir un futur collaborateur en France par exemple, les procédures sont souvent fastidieuses. Or, lorsqu’il nous faut six mois pour que l’intégration soit réellement effective, cela constitue un vrai handicap.
Selon vous, qu’est-ce qui est important pour bien recruter en 2024 ?
À mon sens, il y a deux principes essentiels pour réussir à bien recruter : ne pas épuiser les candidats avec des processus interminables d’une part, et miser sur la force de la coopération managers-RH d’autre part.
C’était déjà vrai avant, mais je pense que ça l’est encore plus aujourd’hui, dans un contexte où les tensions sur le marché du travail ne cessent de s’accentuer. Je m’explique.
Dans notre entreprise, la sélection des candidatures repose essentiellement sur le CV, bien entendu, et la lettre de motivation que nous considérons toujours comme indispensable.
En théorie, cela permet de ne recevoir que deux ou trois personnes en entretien. Ensuite, dans 80-90 % des cas, il n’y aura qu’un entretien d’embauche mené par un chargé de recrutement et un manager.
Pourquoi un mode de fonctionnement aussi épuré qui peut, je le conçois, sembler à contre-courant des tendances actuelles dans l’univers du recrutement ?
Parce qu’il répond clairement aux principes évoqués précédemment. Personnellement, je considère qu’il n’est jamais sain ni intéressant de faire venir quelqu’un quatre fois au même endroit, de lui faire rencontrer quatre interlocuteurs différents, de lui faire raconter et entendre quatre fois les mêmes choses, etc.
Si cette approche est nécessaire ou s’il y a besoin de convoquer plus de candidats, mon avis est que l’employeur, à son niveau, a du mal à cibler le besoin et à identifier le profil qui l’intéresse vraiment. Parfois, cela peut nous arriver chez Touton S.A, car dans une activité mouvante avec des changements de paradigmes assez réguliers, nous pouvons tâtonner.
Par ailleurs, c’est vrai pour notre activité, mais ça l’est aussi dans bon nombre d’entreprises, il est fondamental que RH et managers travaillent côte à côte pour bien recruter.
Un travail commun qui permet aux RH d’avoir la meilleure connaissance possible des besoins et des métiers
Qu’est-ce qu’on fait ? Qu’est-ce qui est difficile ? Quels sont les enjeux ? Où va-t-on ? Autant d’informations du terrain dont les RH ont besoin pour concevoir les fiches de poste, sélectionner les meilleurs profils, faire la préqualification, permettre à l’entreprise de choisir plutôt que d’éliminer un candidat. La nuance est subtile, mais elle est là.
Même si les cabinets de recrutement sont particulièrement utiles pour faire du sourcing — par exemple sur certains métiers comme je l’ai expliqué précédemment — ils n’ont pas cette connaissance aiguë que les RH peuvent avoir, à condition de côtoyer le terrain.
Vis-à-vis des candidats, cette étroite collaboration évite la dissonance de discours entre la présélection et l’entretien. Tout comme elle permet de sortir un peu du schéma questions/réponses classique — et il faut le dire un peu lassant pour tout le monde — pour être dans un vrai échange qui, même si le recrutement n’aboutit pas, laissera une bonne impression à toutes les parties prenantes : candidat, RH, manager.
Comment gérez-vous la mobilité interne ?
Nous abordons la mobilité interne aussi bien de manière verticale qu’horizontale.
Au siège, nous avons créé des passerelles entre les différents métiers, les différents départements, etc. Nous cherchons désormais à augmenter ces passerelles en uniformisant les systèmes d’information et les outils de gestion. L’idée c’est qu’un collaborateur ne se sente pas bloqué dans ses ambitions d’évolution parce qu’il ne maîtrise pas tel ou tel aspect de notre activité.
À l’échelle mondiale, nous informons les équipes de toutes nos entités dès qu’il y a une ouverture de poste via notre page carrière, nos posts sur les réseaux sociaux et notre vitrine Welcome to the Jungle.
Actuellement, nous avons par exemple une collaboratrice recrutée en contrat de professionnalisation au siège que nous avons envoyé à New York en VIE. Plusieurs collaborateurs occupent aujourd’hui des postes de direction après avoir occupé des fonctions diverses dans les pays où nous sommes implantés.
Même si là encore nous restons soumis aux règles d’immigration, nous avons à cœur de proposer des parcours de carrière qui permettent aux collaborateurs de s’épanouir, mais aussi de connaître toutes les facettes de notre activité à travers le monde.
Car, en définitive, c’est cette connaissance des métiers, portée par nos ressources humaines, qui fait la force de notre entreprise Touton S.A. Une réalité d’autant plus marquée en 2024 et pour les années à venir. Et ce, quel que soit le secteur d’activité.