De plus en plus souvent, il est possible de lire des articles dénonçant la dérive des Ressources Humaines vers les chiffres. Cependant devons-nous réellement parler de dérive plutôt que d’évolution nécessaire face à de nouveaux enjeux ? De plus d’autres questions viennent instantanément à notre esprit : Pouvons-nous tout mesurer ? Pouvons-nous réellement faire des prévisions ? Cette course aux chiffres, n’aurait-elle pas des conséquences sur la cohésion des équipes ?
C’est à toutes ces questions que nous allons essayer de répondre tout au long des pages suivantes.
Les ressources humaines et les chiffres, dérive ou évolution ?
Ces dernières années, conformément à la théorie de la contingence (1), les Ressources Humaines, tout comme les autres directions, ont dû s’adapter aux influences externes qui se firent de plus en plus intenses :
– Influences sociales :
Les personnes qui composent les structures présentent des profils de plus en plus diversifiés. En effet si autrefois elles avaient toutes le même parcours, tel n’est plus le cas aujourd’hui. Ainsi nous pouvons trouver des personnes de nationalités différentes, des personnes ayant des parcours plus ou moins accidentés, des personnes en CDI, d’autres en CDD, en apprentissage… ; sans compter différentes générations qui se trouvent au même niveau hiérarchique du fait de la diminution des échelons. Cela a entraîné des frictions que les Ressources Humaines ont dû apprendre à gérer.
– Influences politiques :
Progressivement les associations syndicales ont certes perdu de leur influence, mais d’autres associations sont apparues pour dénoncer les discriminations qui existent dans nos sociétés (discrimination en fonction de son appartenance ethnique ou de son lieu d’habitation, discrimination en fonction des diplômes, discrimination envers les seniors..). Pour répondre à ces attaques, l’entreprise, par l’intermédiaire des Directeurs des Ressources Humaines, ont dû par exemple mettre en place des chartes de bonne conduite.
– Influences économiques :
En raison d’une concurrence de plus en plus vive au fur et à mesure de l’internationalisation des échanges, les entreprises sont amenées à mener une course à la productivité ainsi qu’à l’innovation. Pour cela, les Ressources Humaines doivent s’assurer que tous les moyens sont mis en oeuvre afin de stimuler l’implication de l’ensemble de leurs salariés, où qu’ils se situent dans l’organisation.
– Influences culturelles :
Ayant vu leurs parents perdre leur emploi alors qu’ils s’étaient investis pendant des années au sein de la même organisation, les jeunes n’ont plus forcément le même regard vis-à-vis du monde de l’entreprise. De plus, l’avènement des nouvelles technologies sembleraient avoir changé le comportement de la génération Y. En effet, ayant accès à l’information plus rapidement que leurs aînés, ayant appris à communiquer très tôt en communauté, ils se montrent beaucoup plus soudés. Les Ressources Humaines devront vraisemblablement mettre en place de nouvelles méthodes pour les fidéliser.
Enfin, comme nous l’avons souligné précédemment, du fait de la mondialisation des échanges de plus en plus de salariés de cultures différentes travaillent ensemble. Or, selon leur culture d’origine, les individus ont des sensibilités et donc des comportements différents. Cela a nécessité la mise en place d’un style de management multiculturel.
– Influences technologiques :
Du fait du développement de plus en plus rapide des connaissances d’une part, ainsi que des technologies d’autre part, les responsables des Ressources Humaines doivent constamment s’assurer de l’équilibre entre le niveau des qualifications et le niveau des effectifs nécessaires à la survie de leur entreprise. Or comme le montre le graphique ci-dessous (2), plusieurs situations peuvent se présenter :
La situation 5 correspond à l’optimum. A ce niveau l’équilibre qualitatif et quantitatif est atteint.
Aux niveaux 3, 6 et 9 nous nous trouvons en sureffectif.
Aux niveaux 1, 4 et 7 les besoins de la structure ne peuvent pas être satisfaits pour différentes raisons (qualifications rares, secteur peu attractif, rémunération faible, croissance rapide, départs nombreux…).
Nous rencontrons les situations 1, 2 et 3 le plus souvent dans des secteurs où les technologies évoluent rapidement et que le système éducatif n’a pas suffisamment pris en compte.
Enfin, les situations 7, 8 et 9, assez rares, sont celles d’une qualification moyenne trop élevée (recrutement à haut niveau, départ des non qualifiés…).
Afin de répondre à cette double contrainte, il est indispensable de mettre en place une GPEC efficace afin de déterminer le nombre d’individus par poste qui sera indispensable dans les prochaines années et les formations que chaque salarié aura besoin de suivre afin d’évoluer au même rythme que leur structure. À savoir : depuis les ordonnances Macron de 2017, la GPEC devient la GEPP, la gestion des emplois et des parcours professionnels.
– Influences réglementaires :
Que ce soit sous l’influence de l’Europe ou non, de plus en plus de lois viennent bouleverser le champ des Ressources Humaines. Ainsi par exemple, en ce moment, face à la pression de l’Etat, les entreprises doivent d’ici janvier prochain signer des accords concernant le stress au travail. Vraisemblablement de nouveaux indicateurs de suivi seront mis en place au niveau des entreprises.
– Influences écologiques :
Dans un monde qui prend conscience de la limite des ressources dont il dispose, les organisations, quelles qu’elles soient, ont un rôle essentiel à jouer. En effet contrairement aux croyances premières, l’Homme développe son comportement ainsi que sa pensée en fonction des interactions qu’il a avec les différents groupes qu’il côtoie :
« The old psychology was based on the isolated individual as the unit, on the assumption that a man thinks, feels and judges independently. Now that we know that there is no such thing as a separate ego, that individuals are created by reciprocal interplay, our whole study of psychology is being transformed (3)”.
Ainsi il sera vraisemblablement indispensable de remettre l’individu au centre des préoccupations et de leur proposer des valeurs réellement vécues dans leur monde professionnel afin qu’il puisse pleinement se réaliser.
– Influences démographiques :
Tout au long de sa vie, une personne suit un cycle de vie professionnelle (4) que certains auteurs ont regroupés en cinq périodes alors que d’autres en trois :
Or, progressivement, les baby-boomers atteignent le moment où ils privilégient la préparation de leur retraite à venir au détriment de leur implication professionnelle.
Face à toutes les influences présentées ci-dessus, les responsables des Ressources Humaines doivent donc à présent élaborer des politiques qui tiennent compte des évolutions à venir, grâce notamment à la GPEC, tout en gérant le présent d’une part et optimiser les processus internes tout en s’occupant au mieux des salariés d’autre part. 5
Pour répondre à ces nouvelles contraintes, il est apparu ces dernières années, plus particulièrement dans les entreprises de plus de cinq cents salariés, une nouvelle personne chargée d’avoir un regard sur les indicateurs de suivi et de réaliser les simulations nécessaires à la mise en place des nouvelles stratégies : le Contrôleur de Gestion Sociale.
Pouvons-nous tout estimer ?
Si au sein d’une organisation certaines informations sont simples d’accès, d’autres le sont moins : les coûts cachés qui peuvent affecter grandement les résultats de l’entreprise. Selon l’INSEOR ils seraient le résultat de dysfonctionnements et se diviseraient en deux composants : (6)
– SUR-CHARGES : sursalaire (temps passé par une personnes titulaire d’un poste mieux rémunéré à une activité qui ne lui est pas attribuée), surtemps (temps passé à la régulation d’un dysfonctionnement), surconsommation (quantité de produits consommés en plus pour réguler le dysfonctionnement).
– NON PRODUITS : non production (perte de production ou d’activité engendrée par le dysfonctionnement), non création de potentiel stratégique (performances retardées à cause de dysfonctionnements actuels), risques.
Afin de les calculer, l’Institut préconise la méthode SOF (Social, Organisationnel, Financier) (7) :
Pouvons-nous réellement effectuer des prévisions fiables ?
Aussi loin que nous puissions remonter dans l’Histoire, l’Homme a toujours souhaité prévoir son avenir. Cependant, comme l’a montré Henri POINCARE, s’ il est relativement facile de modéliser la trajectoire d’un objet solitaire, il devient en revanche de plus en plus difficile de le faire au fur et à mesure que d’autres apparaissent. Or, nous nous trouvons dans un monde en perpétuel mouvement où des événements aléatoires totalement imprévisibles et qui, par conséquent, ne peuvent pas suivre la courbe de Gauss, pourtant à la base de tous nos modèles de prévision, interviennent fréquemment. (8)
Cependant, nous pouvons, grâce à des outils statistiques fiables, chercher à comprendre les éléments internes à l’entreprise, afin de mettre en place des actions ciblées et par conséquent efficaces : le Data Mining .
Ainsi, supposons qu’ une entreprise ait mis en place une grille de prise en charge des voyages culturels des enfants de ses salariés (classe verte, voyage linguistique..) basée sur le niveau de leur foyer fiscal . Le responsable des Ressources Humaines souhaite un jour revoir cette politique. Ne pouvant utiliser les avis d’imposition (les informations ne se trouvant pas informatisées en raison de la CNIL), il décide de mener son étude à partir de la grille des tarifs restaurant. Cependant cette hypothèse de travail est-elle statistiquement recevable? Pour pouvoir répondre à cette question, il devra utiliser la loi du Khi-deux.
Imaginons à présent que le responsable des Ressources Humaines constate une hausse des départs volontaires de son entreprise. Souhaitant enrayer cette tendance néfaste pour l’organisation à terme, il envisage de mettre en place une politique de fidélisation des salariés. Il pourrait certes se contenter de faire une étude statistique simple en fonction de la base de données, mais il n’aurait alors qu’une vision simpliste des individus. Or, ces derniers sont multidimensionnels (ils sont caractérisés par leur âge, leur sexe, leurs diplômes, leur ancienneté…). C’est pourquoi il serait judicieux qu’il utilise une méthode statistique multidimensionnelle (l’analyse factorielle des composantes multiples par exemple).
Mais tous ces chiffres ne risqueraient-ils pas de briser la cohésion interne ?
Les indicateurs utilisés reflètent en réalité la politique mise en place par les responsables.
Ainsi, lorsqu’une entreprise est exclusivement tournée vers la performance économique individuelle ou collective, l’ensemble des indicateurs n’aura qu’un rôle : mesurer le rendement atteint (nombre de dossiers traités à l’heure, nombre de personnes reçues au cours d’une journée…) : ce faisant il risque de détruire la cohésion interne en poussant ses équipes à la compétition.
Cependant, il pourrait minimiser l’impact des objectifs financiers sur le comportement des salariés s’il introduit d’autres indicateurs tels que celui de la qualité du processus interne, la qualité des relations avec les clients internes à l’entreprise… Pour cela il dispose de la Balanced ScoreCard, développée par Robert Kaplan et David Norton (9) :
Conclusion
Ainsi, comme nous avons pu le constater précédemment, le développement de l’analyse des données chiffrées au sein des Ressources Humaines reflète davantage une évolution de son rôle qu’une dérive de sa part.
De plus contrairement aux idées reçues, la cohérence qui est sensée régner dans une organisation dépendra davantage de la culture de cette dernière, symbolisée notamment par le choix des indicateurs de suivi mis en place en fonction des politiques décidées par les responsables, que de la masse des données exploitée.
En vérité, compte tenu de la complexité du monde dans lequel toute organisation devra évoluer dans l’avenir d’une part, compte tenu de la stratégie que revêtira vraisemblablement l’exploitation de plus en plus fine de la masse d’information mise à la disposition des structures pour y répondre d’autre part, le Contrôleur de gestion Social verra vraisemblablement son rôle se renforcer.
Il devra donc très certainement, en plus de son métier d’analyste, endosser la responsabilité de conseiller voire d’expert afin de pouvoir utiliser des méthodes statistiques de plus en plus complexes, seules capables de « dégager de la gangue des données le pur diamant de la véridique nature. »(i)
A moins que, préférant poursuivre dans le simple suivi d’indicateurs, ce dernier ne décide de déléguer cette partie au Chargé d’Etudes Ressources Humaines.
Patrice Eyraud
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1 LAWRENCE et LORSCH, Adapter des structures de l’entreprise, Les Editions d’Organisation, 2ème édition
2 Jean-Marie PERETTI, Ressources Humaines, Vuibert, 10ème édition
3 Mary Parker FOLLET, The new state, 1918
4 Pascal PAILLE, La fidélisation des Ressources Humaines, Economica
5 Dave ULRICH, Human Resource Champions, Editions Harvard Business School Press, Cambridge, 1996
6 Henri SAVALL et Véronique ZARDET, Maîtriser les coûts et les performances cachées, Economica, 4ème édition, 2003
7 Henri SAVALL et Véronique ZARDET, idem
8 Nassim Nicolas TALEB, The black swan, Random House international Edition, 2008
9 Robert S. KAPLAN and David P. NORTON, The Balanced ScoreCard : Translating Satrategy into Action
i JP. BENZECRI,1973