Quels sont les principaux enjeux de la stratégie RH de la CNAV, 1er régime de retraite en France couvrant plus de 37 millions d’assurés ? Dans cet entretien, Jérôme Friteau, directeur des relations humaines et la transformation pour l’assurance retraite, nous livre sa vision et les ambitions du groupe qui, à ce jour, compte plus de 14 000 salariés et 15 DRH.
Quels sont les axes prioritaires de la stratégie RH en 2024 ?
Selon moi, les trois axes prioritaires de la stratégie RH en 2024 sont : l’organisation du travail, le sens que l’on donne au travail et l’inclusion.
L’organisation du travail
Tout d’abord, il y a ce souci de répondre à l’ambition générale d’attractivité, de fidélisation. Il s’agit d’attirer les bons profils, les bons talents dans notre organisation. Il y a également la nécessité de poursuivre l’adaptation de nos organisations de travail au besoin de croissance exponentielle de flexibilité, je dirais même de liberté, des salariés.
C’est une réalité : les grandes entreprises, qui veulent s’en sortir demain, vont devoir rivaliser avec les aspirations à la liberté de l’entrepreneuriat, avec la liberté à laquelle aspirent de nombreux salariés. Je crois que ce phénomène existait déjà avant la crise, mais il a été largement amplifié. Il s’agit donc aujourd’hui de trouver le bon équilibre avec les besoins de l’entreprise, et je suis convaincu qu’il y a une voie de passage pour individualiser les organisations. Et ce, afin de lutter contre l’individualisme, justement.
J’observe avec beaucoup d’attention ce qui est en train de se passer dans nombre d’entreprises qui avaient mis un grand coup de balancier sur un télétravail à la main du salarié et qui, aujourd’hui, sont en train de revenir en arrière de manière assez violente.
Or, je pense que ce sont justement ces grands coups de balancier qui sont les plus dévastateurs, car ils ont beaucoup d’effets négatifs et peu d’effets positifs sur les modèles organisationnels.
Ainsi, il me paraît essentiel de peaufiner les stratégies de travail hybride par la mise en place de différentes formules visant à simplifier les dispositifs sur mesure déployés post-crise dans les entreprises.
À l’Assurance retraite Caisse Nationale par exemple, nous n’aurons plus que deux dispositifs de télétravail : la formule annuelle à 100 jours et les 3 jours par semaine.
En ce qui concerne, la modalité à 100 jours. Celle-ci est à la carte pour le salarié, mais en accord avec son manager selon le métier exercé, les contraintes personnelles, etc.
La formule de 3 jours quant à elle permet de porter une attention particulière aux populations considérées comme sensibles. À savoir les seniors, les personnes en situation de handicap, les aidants familiaux, les parents d’enfants de moins de 3 ans, etc. Ou encore les collaborateurs qui ont 3 heures de transport dans la journée pour venir sur leur lieu de travail.
Deux possibilités qui ne sont pas concurrentes et qui finalement s’inscrivent dans une vraie responsabilisation du salarié sur les difficultés qu’il peut vivre au quotidien, mais qui, autrefois, étaient gérées par voie d’accords exceptionnels. Je pense aux grèves des transports, aux pics de canicule… Beaucoup d’événement non prévisibles qui convertissaient le DRH en spécialiste de la consultation des sites ratp.fr et Météo France. Désormais, on responsabilise davantage le collaborateur qui peut utiliser son enveloppe en fonction des situations auxquelles il peut être confronté.
Toujours dans cette logique de personnalisation, nous avons mené une expérimentation l’année dernière sur l’extension du forfait-jour à tous nos managers et à certains cadres experts qui, en réalité, avaient déjà une grande autonomie.
Actuellement, nous avons 220 personnes qui sont toujours concernées par cette expérimentation-là dont le bilan est très positif. Ces résultats nous permettent d’envisager sereinement un nouvel accord sur une population éligible de près d’un tiers de l’effectif.
Dans le même esprit, nous expérimentons aussi la semaine de 4 jours, qui a pour vocation de répondre aux problématiques des collaborateurs pour lesquels le télétravail n’est pas possible et qui, par extension, peut intéresser d’autres types de salariés : ceux qui ont une vie sportive, associative, d’aidance, etc.
Je ne vois pas spécialement la semaine de 4 jours comme une formule miracle, mais c’en est une parmi d’autres. Et nous constatons un réel intérêt pour ce format. Prochainement, nous ouvrirons donc à signature un nouveau protocole d’accord élargissant le périmètre de cette expérimentation à tous les métiers, en responsabilisant les managers qui auront à arbitrer les demandes individuelles.
Certains salariés vont jouer sur les horaires (la CNAV propose des horaires étendus de 7 h à 19 h 30 depuis 2018 et seulement 2h30 de plages fixes communes par jour pour se réunir), quand d’autres vont miser sur la semaine de 4 jours parce qu’elle répond mieux à leur besoin de cloisonnement entre vie perso et vie pro qui, il faut le dire, a perdu en étanchéité depuis la crise sanitaire.
L’intérêt de ces combinaisons issues d’accords d’entreprise est d’éviter de tomber dans le gré à gré. Le système peut, je le reconnais, être un peu fastidieux en mise en œuvre pour les managers et les équipes RH. Il a néanmoins le mérite d’être très efficace, car le dialogue social nous permet d’avoir une démarche très transparente sur les mécaniques qui nous servent à afficher les facteurs d’intégration pour telle ou telle catégorie de salariés dans tel ou tel dispositif.
Par ailleurs, cela renforce aussi le rôle du manager et le guidage de son accompagnement afin qu’il soit à l’aise pour jongler avec tout ça. D’ailleurs, je pense que c’est l’avenir du management de devoir faire beaucoup plus de sur-mesure que cela n’a jamais été fait auparavant, dans l’histoire des grandes organisations.
Le sens réel du travail
Deuxième enjeu : le travail en lui-même. Là, il y a un vrai sujet très réinterrogé en ce moment, depuis les Assises du Travail : le sens réel du travail. En particulier depuis la réforme des retraites qui prolonge la durée d’activité.
Il faut s’intéresser au travail, au management, à la réinvention de la notion de performance, pour une performance durable. Il faut essayer de briser l’exclusivité du travail dans l’urgence, redonner des capacités aux salariés d’avoir de l’impact dans ce qu’ils font.
C’est un travail très fastidieux qui demande de la conviction et sur lequel les entreprises doivent se positionner pour les prochaines années et pas seulement en 2024. Car il faut être réalistes : nous ne parviendrons pas à résoudre le problème cette année.
Alors comment faut-il s’y prendre ? Je pense que ça passe nécessairement par une intégration beaucoup plus forte du ressenti des collaborateurs dans les leviers du management.
À titre d’exemple, à la CNAV, nous travaillons depuis 6 ans avec un baromètre social digital que l’on utilise plusieurs fois par an pour suivre des projets et, finalement, embarquer les équipes sur des questions structurantes pour lesquelles ils n’ont pas tout à fait le même avis que la direction ou les managers stratégiques.
L’intérêt est de confronter les regards croisés entre travail prescrit et travail réel sur un certain nombre d’items, en créant des espaces subsidiarité, des espaces de dialogue sur le travail.
En ce sens, la CNAV se fait notamment accompagner par Mathieu Detchessahar — un universitaire spécialiste des transformations organisationnelles — pour structurer ce dialogue sur le travail par strates. Donc on part de l’opérationnel, on revisite des process ou des priorités de travail et l’on remonte en créant des ateliers à chaque niveau hiérarchique.
D’une manière globale, on essaye de trouver tous les moyens pour créer du dialogue, susciter de l’interaction sur des questionnements pas toujours centrés sur l’opérationnel. Et cela nous permet de réinterroger nos processus tout en associant l’ensemble des parties prenantes à la définition du travail.
C’est un vrai sujet auquel j’associe également la santé mentale qui, je pense, sera au centre de toutes les attentions en 2024. Et ce, quelles que soient les entreprises. D’ailleurs, de nombreux psychologues en parlent déjà et je raccroche vraiment cet axe de travail à la question de la santé mentale, car on y parle de dialoguer, de mesurer la charge de travail ressentie, de libérer le management, de responsabiliser les managers pour ne pas en faire des passe-plats entre les différentes strates hiérarchiques.
Je ne dis pas qu’on va renverser la table du jour au lendemain. En revanche, il faut s’atteler à ces sujets-là de manière évidente.
La diversité et l’inclusion
Si le sujet n’a rien de nouveau, il constitue néanmoins le troisième axe RH pour l’année à venir. En effet, il y a des attentes de plus en plus fortes sur le rôle de l’entreprise en matière d’inclusion, de diversité, d’aller au-delà des politiques de quotas.
Entre nous, je crois quand même à cette approche de quotas, que ce soit en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, d’emploi de salariés en situation de handicap, etc. Mais désormais, il faut que l’on intègre cette politique dans une démarche plus globale et plus inclusive pour dépasser l’existant. Il nous faut sécuriser l’égalité des chances et la sécurité psychologique de tous nos salariés, dans leurs singularités.
Nous avons beaucoup travaillé sur le handicap et, aujourd’hui, nous sommes à 8,5 % de taux d’emploi au plan national. Est-ce que cela signifie qu’on a fait notre part et qu’il faut s’arrêter là ? Non, bien entendu, il faut poursuivre sur cette voie-là. C’est-à-dire renforcer la prévention, la lutte contre la discrimination, revisiter en permanence les process pour limiter au maximum les biais que l’on peut avoir et accroître la diversité à l’embauche. C’est comme ça qu’on pourra créer la performance à 360 degrés : en faisant se côtoyer des singularités pour créer de l’intelligence collective, sans une pensée formatée.
Je prends toujours l’exemple de cabinets de conseil qui revendiquent recruter uniquement à l’École polytechnique. On en a inévitablement tous déjà croisés. Quand vous avez l’impression que les 5 consultants qui sont devant vous sont complètement interchangeables et analysent un problème de la même façon, on perd quelque chose. Je ne dis pas que leur analyse n’est pas très intéressante sur certains points, mais sûrement pas sur toutes les dimensions du problème.
En tant que DRH et employeurs, on ne doit pas attendre que l’État légifère sur certains sujets pour se les approprier. À mon sens, l’inclusion en fait partie.
D’ailleurs, en 2023, nous avons été jusqu’à établir avec nos salariés un diagnostic de notre politique diversité et inclusion. Les résultats sont très clairs : l’Assurance retraite est considérée comme un employeur tolérant, mais il y a une vraie différence entre tolérance et inclusivité.
Les salariés nous attendent sur certaines améliorations comme le sexisme, la situation familiale, l’âge, l’origine sociale, ou encore, un axe pas toujours évident à traiter, l’orientation sexuelle.
Il est vrai que l’entreprise n’est pas toujours très à l’aise, et la facilité serait de dire cela relève de la vie personnelle. Or, j’enseigne à Sciences Po et je vois que la sécurité psychologique sera déterminante pour les générations qui arrivent. Cela nécessite donc une ouverture d’esprit des organisations qui doivent, dès aujourd’hui, avancer sur ces sujets-là.
Selon vous, l’IA sera-t-elle une préoccupation RH en 2024 ?
Oui, l’intelligence artificielle va être une thématique déterminante en 2024. En ce sens, je pense qu’il est important de ne pas en faire un pur sujet IT, mais de l’aborder à l’aune de son usage et de ses impacts sur les organisations de travail et les métiers.
Nous savons que l’IA va impacter à la fois la fonction RH et les métiers. Cette année, nous devons donc nous l’approprier et analyser ce en quoi cette science générative est capable de devenir un assistant pour certains métiers, et non pas une menace. Entre nous, ce sera peut-être le cas à long terme, mais pas dans l’immédiat, et d’autant plus si nous nous emparons du sujet.
Ainsi, en attendant, il faut que les collaborateurs et les entreprises soient en pleine maîtrise de ces technologies qui seront obligatoirement au cœur de nos préoccupations RH cette année.
Quel rôle pour les RH dans la transition écologique ?
Depuis 2022, le législateur a élargi le périmètre d’action du CSE, incluant un volet environnemental. Cependant, je trouve que les plans d’action sont encore très orientés sur la dimension bâtiments, la flotte de véhicules, la sobriété énergétique et les écogestes.
Aujourd’hui, je pense qu’il y a peu d’entreprises qui parlent encore concrètement de rôle dans la transition écologique. Alors qu’il y a encore des choses à faire et qu’on devrait pouvoir envoyer un signal qui responsabilise davantage chaque salarié plutôt que d’avoir une politique qui ne responsabilise, en définitive, qu’une direction immobilière ou des infrastructures dans une approche un peu propriétaire.
Les RH peuvent jouer un rôle plus déterminant, d’autant plus qu’on a souvent des salariés très engagés à titre personnel. Des profils sur lesquels nous ne capitalisons pas assez.
Les organisations sont toujours à la recherche de leviers d’engagement professionnel, alors qu’on s’aperçoit que ces leviers sont toujours tout sauf professionnels. Par exemple, si on regarde l’engagement qu’a su créer Greta Thunberg, celui qu’on peut avoir sur le hashtag metoo ou même ce que les Gilets Jaunes ont su fédérer, ce sont tous des engagements de lutte contre quelque chose.
Je suis convaincu que finalement nous, RH, pouvons nous inspirer de ces phénomènes de société pour créer de l’engagement positif dans l’entreprise. En matière d’engagement environnemental, cela signifie sortir un peu du seul court terme, du quotidien, pour essayer de générer des comportements différents. Et ce, afin que la contribution individuelle s’inscrive comme la réponse à un enjeu plus grand et plus important que le petit confort d’aujourd’hui.
À terme, je veux qu’on sorte de ce schéma-là, de notre modèle de confort. Cela implique une certaine acculturation de tous sur laquelle les entreprises peuvent encore travailler.
Quelle place pour l’intrapreneuriat en 2024 ?
L’intrapreneuriat a été un des marqueurs de l’année 2020, durant laquelle nous nous sommes lancés, et de l’année 2023. Nous avons eu une deuxième saison de notre dispositif d’intrapreneuriat dont nous sommes satisfaits. Je dirais même plus que ça, car moi ce que je regarde c’est presque plus l’impact qu’il peut avoir sur les intrapreneurs eux-mêmes que sur le prototype délivré.
Certes, les projets menés pourraient être très utiles, mais voir nos salariés aussi engagés, voir à quel point ils se sentent plus « forts », voir qu’ils sont plus proches de leurs collègues startupers internes — il y a parfois plus d’intensité dans la relation au sein d’une équipe qui s’est vue une fois par semaine pendant 6 mois, qu’entre collègues du même département depuis 10 ans — démontre l’impact positif de l’intrapreneuriat.
Il faut relativiser, car ces programmes ne concernent que 1 à 2 % des salariés au maximum , mais je trouve que c’est un moteur de transformation, parmi d’autres, très pertinent lorsque l’on cherche à se réinterroger sur nos modalités de travail très formatées, liées à une gouvernance, etc.
Quand on lâche un peu la bride, qu’on laisse de la capacité à faire et à exprimer une créativité collective, c’est quelque chose d’assez puissant. Au sein de l’Assurance retraite, nous avons très envie de poursuivre sur cette voie avec une troisième saison, et avec d’autres dispositifs dans le même esprit pour démultiplier les impacts transformationnels. À voir si ce projet sera possible dès cette année ou un peu plus tard.
Quel regard portez-vous sur l’environnement RH actuel ?
Nous sommes sur un moment déterminant pour la redéfinition du monde du travail, qui finalement ne s’était pas tant interrogé que ça depuis la moitié du XXᵉ siècle. Là, on voit bien qu’il y a des éléments qui sont plus ou moins contestés.
Quand les jeunes s’expriment, on dit qu’ils se sont, de tout temps, situés en décalage par rapport à leurs aînés. Moi, je ne crois pas un phénomène générationnel. Je pense davantage à une interrogation des modèles d’organisation et je trouve que c’est très intéressant que le DRH joue un rôle là dessus, prenne part au pilotage des transformations, des mutations du travail qui sont en train de s’opérer, plutôt que de se planquer derrière un rôle qui l’absorbe au quotidien dans le respect des règles, du régalien, de la gestion administrative, etc.
Même si c’est certainement plus facile pour un DRH comme moi qui s’appuie sur une équipe significative que pour le DRH d’une PME, je trouve que la période que nous vivons actuellement est passionnante pour les RH. Elle est épuisante, certes, mais elle est passionnante. Et tout présage que cela sera encore le cas en 2024.
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