La parole des victimes de harcèlement, de discriminations et d’agressions, notamment sexistes et sexuelles, se libère. Ce progrès soulève cependant des interrogations quant au rôle de l’entreprise qui reçoit un signalement. En effet, dès lors qu’un lien professionnel existe entre les protagonistes, l’employeur est souvent saisi de la plainte en lieu et place de la Justice.
Par crainte d’une procédure judiciaire longue ou par défiance envers les services de police, de plus en plus de salariés préfèrent en effet signaler les faits à leur employeur. Ce dernier, tenu d’une obligation de sécurité, doit alors diligenter une enquête interne.
Mais cette obligation place l’entreprise dans une posture extrêmement délicate : celle d’un juge de substitution, chargé de faire la lumière sur des accusations parfois lourdes, sans détenir de prérogatives judiciaires et dans un cadre juridique encore flou.
Face à ces difficultés, la Défenseure des Droits, Claire Hédon, a publié le 5 février dernier une décision-cadre rappelant ses exigences en matière d’enquêtes internes.
L’entreprise, enquêtrice par obligation
L’obligation de sécurité impose à l’employeur de protéger l’intégrité physique et psychologique de ses salariés. Cette responsabilité suppose la mise en place d’un dispositif de signalement efficace et, lorsque nécessaire, la réalisation d’une enquête interne. Ce processus, parfois perçu comme une formalité, est en réalité un exercice complexe qui ne s’improvise pas.
Contrairement à un magistrat ou à un enquêteur, l’employeur ne dispose d’aucun moyen coercitif : il ne peut ni contraindre un salarié à témoigner ni saisir de force des éléments de preuve. Pourtant, il doit examiner les faits, écouter les parties et articuler les éléments recueillis à charge et à décharge afin de décider d’éventuelles sanctions disciplinaires. La rigueur et la précision de ce travail détermineront la validité de la décision prise.
La jurisprudence est claire : l’attente d’une décision de justice ne saurait justifier un report de l’enquête interne. Les procédures pénales et disciplinaires sont indépendantes, et l’employeur doit réagir sans délai dès qu’il est informé d’un signalement, même en l’absence de procédure judiciaire.
Enquêteur : un véritable métier
Mener une enquête interne impose de respecter une méthodologie stricte. Les risques de biais sont nombreux : manque d’objectivité des enquêteurs internes, absence de cadre juridique précis, auditions approximatives ou encore recueil illicite de documents. Une enquête mal menée expose l’entreprise à des contestations et à des risques juridiques accrus.
Pour limiter ces risques, recourir à un prestataire externe spécialisé peut s’avérer judicieux. Un intervenant extérieur garantit une plus grande impartialité et réduit les conflits d’intérêts. Par ailleurs, la formation des services RH et des managers constitue un levier essentiel pour améliorer la qualité des enquêtes internes et assurer leur conformité.
Un enjeu d’image et de responsabilité
Outre les risques juridiques, une enquête interne mal gérée peut avoir des conséquences lourdes sur l’image de l’entreprise (marque employeur). À l’ère des réseaux sociaux et de l’hypermédiatisation, un signalement mal traité peut rapidement se transformer en crise réputationnelle. À l’inverse, une réaction rapide et efficace renforce la confiance des salariés dans l’engagement de leur employeur en matière de lutte contre les violences et les discriminations.
Loin d’être une simple contrainte administrative, l’enquête interne est désormais un impératif stratégique. Cependant, cette tendance soulève une question de fond : la judiciarisation croissante du monde du travail et le manque de moyens de la Justice doivent-ils conduire à faire des employeurs les arbitres de litiges qui les dépassent ?
Comme le rappelle la Défenseure des Droits, les entreprises doivent aujourd’hui assumer ce rôle inédit avec rigueur et précision, sous peine de voir l’enquêteur devenir, à son tour, l’accusé.