Alors que la numérisation des outils RH s’accélère, une partie des collaborateurs reste sur le bord de la route, en difficulté face aux usages numériques les plus courants. Ce handicap discret, souvent passé sous silence, peut fragiliser le collectif et freiner les transformations. Est-il du rôle de l’entreprise d’adresser ce frein invisible ? Et surtout, comment agir avec pédagogie ?
L’illettrisme numérique : un enjeu sous-estimé
L’illettrisme numérique, ou illectronisme, désigne une maîtrise insuffisante des compétences numériques de base. Il ne s’agit pas d’un refus d’utiliser les outils digitaux, mais bien d’une difficulté à les comprendre, à les utiliser ou à en tirer parti.
En France, près de 60% des personnes en emploi ne disposent pas des bases nécessaires pour utiliser le numérique correctement dans leur quotidien professionnel. Parmi elles :
- 20% rencontrent de grandes difficultés,
- 42% possèdent des compétences limitées mais restent dépendantes d’une assistance dès que la tâche se complexifie.
Dans les faits, cela signifie qu’un salarié peut peiner à utiliser le logiciel de gestion des congés, consulter sa fiche de paie dématérialisée ou même naviguer sur l’intranet de l’entreprise. Des actions qui paraissent évidentes pour certains, mais qui, dans leur cas, représentent de véritables obstacles.
Qui sont les collaborateurs concernés ?
Une enquête menée par PIX (groupement d’intérêt public) fin 2024 révèle plusieurs profils types :
- les ouvriers (39 % des cas contre 9% des cadres),
- les salariés ayant un niveau bac ou inférieur (26% des cas),
- les seniors de plus de 55 ans (39% des cas).
L’illettrisme numérique ne se limite pas aux personnes totalement éloignées du digital. La plupart des salariés concernés utilisent internet au quotidien, mais leurs usages se concentrent sur la sphère privée (moteurs de recherche, réseaux sociaux, messageries).
Quelles conséquences sur le quotidien de travail ?
Pour les collaborateurs, l’illettrisme numérique crée une double peine. Il prive d’abord l’accès à des droits et à des informations essentielles, puisque de plus en plus de démarches RH sont dématérialisées : pose de congés en ligne, bulletins de paie et accords collectifs disponibles sur Cloud, etc. Les salariés en difficulté numérique restent en marge de ces processus.
Ce frein engendre aussi un vécu plus invisible : un sentiment d’exclusion, d’anxiété, la peur de ralentir les équipes, de se tromper ou même de perdre son emploi. L’incapacité à utiliser un outil que les autres maîtrisent peut nourrir une honte silencieuse et fragiliser la confiance en soi au travail.
Pour l’entreprise, les conséquences ne sont pas moins préoccupantes : un collaborateur sur deux ne sait pas identifier une tentative de phishing. L’illettrisme numérique augmente d’abord la vulnérabilité face aux cyberattaques (piratages, deepfakes et fuites de données). Il expose aussi à un risque de désinformation, lorsqu’un salarié ne parvient pas à évaluer la fiabilité d’une source.
Enfin, il crée un risque de décrochage professionnel. Les collaborateurs qui ne parviennent pas à suivre la cadence s’éloignent progressivement des dynamiques collectives, avec un impact direct sur l’engagement et la performance globale.
L’illetrisme numérique, une problématique à adresser dès maintenant
Le numérique évolue en permanence. Ce qui est maîtrisé aujourd’hui peut devenir obsolète demain. L’illettrisme numérique n’est donc pas un état figé mais un risque évolutif : à mesure que de nouveaux outils apparaissent, les écarts de compétences se creusent. Car contrairement aux idées reçues, ces évolutions ne simplifient pas l’accès au numérique ou son utilisation.
L’exemple de l’intelligence artificielle générative est parlant. Son format conversationnel permet, en théorie, de rendre l’accès à l’information plus simple et plus intuitif. Mais son appropriation reste très inégale et, si elle n’est pas accompagnée, elle peut accentuer les inégalités.
Pour les entreprises, agir sur ce terrain n’est pas seulement une question de responsabilité sociale. C’est un véritable enjeu.
Et pour cause : l’inclusion numérique contribue à renforcer la cohésion interne en plaçant tous les collaborateurs sur un pied d’égalité face aux outils. Elle soutient aussi l’innovation et la résilience, en permettant à chacun de participer pleinement aux projets sans être freiné par un manque de maîtrise. Enfin, elle constitue un levier d’inclusion professionnelle : en proposant un accompagnement adapté dès l’intégration, l’organisation facilite l’accès à l’emploi et sécurise les parcours.
Autrement dit, l’inclusion numérique conditionne directement l’attractivité, la performance et la compétitivité de l’entreprise.
Agir face à l’illectronisme : exploiter l’existant et innover, à l’interne, et à l’externe
La première difficulté reste la détection. Beaucoup de collaborateurs concernés développent des stratégies de contournement pour dissimuler leurs lacunes numériques, par crainte d’être jugés ou stigmatisés. La priorité doit être de créer un climat de confiance, où chacun se sent libre d’exprimer ses blocages et ses besoins. L’accompagnement ne peut fonctionner que sur la base du volontariat, dans une logique de soutien.
Une fois ce socle posé, les entreprises peuvent s’appuyer sur des ressources déjà disponibles comme le Pass numérique ou les associations locales, mais aussi mettre en place leurs propres actions. La formation, par exemple, peut être confiée à des organismes spécialisés ou organisée en interne grâce à des « médiateurs du numérique », pour encourager l’apprentissage entre pairs.
Quel que soit le format choisi, l’objectif n’est pas d’enseigner l’ensemble des usages digitaux. Mais bien de répondre à des besoins concrets : créer une identité numérique, reconnaître une tentative de phishing, utiliser un espace Cloud. Ces apprentissages ciblés permettent avant tout de redonner confiance, première étape vers une autonomie élargie.
Agir sur l’illettrisme numérique, c’est aussi anticiper demain.
Source(s) documentaire(s) :
- Dans le fond, nous sommes tous des illettrés du numérique, France Travail 2024
- Dossiers de l’observatoire ANCIL : chiffres de l’illettrisme et de l’illectronisme
- Étude de l’Observatoire Pix des compétences numériques