Chaque mois, un DRH anonyme, issu d’un groupe du CAC 40, abat ses cartes et porte un regard critique sur son quotidien.
Le Grand DRH ne pouvait se reprocher d’être en ce moment à siroter un drink au bord de la piscine de ce Palace aux Emirats. Son homologue local était tombé malade dans la nuit et c’est de l’hôpital qu’il l’avait prévenu le matin même. Il ne lui restait qu’à tuer le temps jusqu’à son avion du lendemain, faute de place dans celui d’aujourd’hui. Voyons le bon côté des choses. La piscine de l’hôtel surplombe un plan d’eau au pied de la plus grande Tour du monde. En face un mall gigantesque. Au milieu un bassin de plusieurs centaines de mètres de long, une promenade, un pont et une fausse Medina. Un endroit somptueux et kitch. Luxe suprême sous le soleil du désert, une pelouse et des parterres de fleurs. L’an passé, ce n’était que du sable. Les bassins de la piscine de l’hôtel, une tour de 90 étages, cascadent à fleur d’eau. Palmiers et terrasses, tout est chic et confortable. Le bar est en promontoire au bout de ce parcours aquatique. On sert en terrasse ou dans le bain. Le Grand DRH avait décidé de déjeuner là. Un peu de vent et l’humidité des pièces d’eau atténuent la chaleur. C’est supportable. Il réfléchissait très sérieusement a aller se baigner en fin d’après midi.
Devant lui un gros adolescent saoudien déplace sa grasse personne d’une table à un transat. Il commande un garçon pour porter sa serviette et ses tongs. Une superbe jeune blonde en Gucci est serrée au plus prés par un bédouin en Rolex®. La montre vient du Japon, la fille de l’Est et le barbeau d’Arabie. Dans un bassin de la piscine, un couple d’occidentaux au bord d’une margelle. Avec cocktails colorés et pailles. Elle est accrochée à son portable. Lui à son Blackberry®. L’avantage du portable dans l’eau c’est qu’on peut se prendre en photo. Si on mouille l’engin le personnel apporte une petite serviette. Passe un bellâtre en short torse nu Ipod® a fond, tous les câbles de ses divers écouteurs négligemment autour du cou. Déjà bedonnant le Play boy gagnerait à garder son sweat de marque. Arrive un groupe de belges en couples cornaqués par un agent immobilier. Les femmes relèvent leurs pantalons sur les mollets pour bronzer. Les hommes se contorsionnent pour photographier la tour de bas en haut et le plan d’eau de haut en bas.
Le Grand Drh avait choisi une table sous le velum du bar. Pour l’ombre. Au bord du bassin qui s’écoulait face au plan d’eau quarante mètres plus bas. La vue était saisissante. Alors que l’écoulement évacuait dans une rigole sur la terrasse du dessous, il semblait que les bassins n’en faisaient qu’un et que de la piscine on allait toucher le plan d’eau en contrebas.
Dans la pièce d’eau justement une centaine de pakistanais, peut être plus, installaient je ne sais quoi. Une structure en tubes de métal. Probablement en vue du feu d’artifice annoncé pour ce soir. Dans l’eau jusqu’aux aisselles, ils traînaient leur matériel sur des radeaux. Des échelles avaient été déployées dans l’eau pour ceux qui devaient travailler en hauteur. Les fils électriques des outils étaient tirés sur des perches pour ne pas tremper dans l’eau. Les contremaitres allaient et venaient dans des barges hâlées par des cordes. Le Grand Drh les voyait très bien du bar. Il s’était déplacé jusqu’à la terrasse plus basse, celle des transats. Il les avait photographiés depuis un balcon en décrochement. Il comptait montrer ces photos pour illustrer une future intervention sur la relativité de la Sécurité au travail. Après tout ces ouvriers, qui étaient peut être philippins ou bengalis, avaient l’air plutôt contents de leur sort. De son point d’observation le Grand Drh les voyait sourire en s’affairant. Il se disait que fort probablement ils étaient mieux là que dans leurs misérables contrées d’origine. Ils devaient être habitués au soleil qui ne semblait pas les affecter puisqu’ils travaillaient sans aucune protection au beau milieu d’une pièce d’eau sous le soleil accablant de midi. Et depuis un moment car le Grand DRH se souvenait de les avoir vus dès le matin en allant prendre son petit déjeuner. Comme quoi se dit-il nos syndicats exagèrent beaucoup quand ils se plaignent des conditions de travail chez nous.
Quand il revint en fin d’après midi pour un cocktail avant le repas, il avait renoncé à se baigner. L’excursion de l’après midi en 4×4 dans le désert avait été physique et il avait envie de se délasser tranquillement. Il commanda un Bloody Mary, son péché mignon. Le serveur, un marocain, le lui amena avec d’excellents Samoussas. Les pakistanais avaient avancé, la structure couvrait deux tiers du bassin. Le Grand DRH admirait qu’ils soient encore au travail alors que le soleil déclinant projetait déjà l’ombre de la tour sur le site. Voilà des gens qui connaissent la Valeur du Travail et ne rechignent pas à la besogne. Il est vrai que travailler dans l’eau sous ce climat ne devait pas être déplaisant. Du travail bien fait, la nuit tomberait dans deux heures et le site serait sûrement prêt pour le spectacle du soir. Avec un peu de chance ces gens le verraient de leurs cantonnements en bordure du désert. Le Monde allait donc bien et le Grand DRH n’était pas mécontent de ce voyage professionnel. Outre qu’il gagnait des Milles, le hasard venait de lui permettre de découvrir d’intéressantes méthodes d’organisation du travail, moins coûteuses en matériel et plus axées sur l’Humain.
Le lendemain lors du check out à la Réception du Palace, le Grand DRH tint à augmenter la Charity. Le don d’un Dollar à une Fondation qui figure automatiquement sur la note d’Hôtel dans la plupart des chaînes hôtelières anglo-saxonnes. Il mit Cinq Dollars. Sa façon d’exprimer sa Solidarité avec les travailleurs étrangers qu’il admirait la veille. C’était un geste personnel et il se promit qu’il les déduirait de la note de frais.
Par Charles Déconnyncke
© Fotolia