Chaque mois, un DRH anonyme, issu d’un groupe du CAC 40, porte un regard critique sur son quotidien.
Un cv anonyme est une lettre anonyme contenant un cv
Il s’agissait de recruter un Responsable de l’Ordonnancement à la Supply-Chain. Poste technicien fort moyen pour lequel on cherchait un junior confirmé. De préférence ayant une première expérience BtoB dans un environnement similaire d’approvisionnement de réseaux de distribution. Une recherche banale pour le Service Recrutement qui n’aurait pas mobilisé jusqu’au Grand Drh de cet important Fabricant. Mais il s’était passé quelque chose de nouveau. On avait reçu un cv anonyme.
Le Grand Drh tenait la Chose entre ses mains. Pour lui comme les autres participants de la réunion, c’était la première fois qu’il en voyait un. A première vue il semblait normal. La taille, la disposition de paragraphes, l’allure générale, tout était comme d’habitude. D’ailleurs la recruteuse qui l’avait vu la première n’avait rien remarqué. Elle l’avait lu en diagonale comme elle faisait toujours. Un titre bien fait en tête et quelques mots clés qu’elle recherchait avaient accroché son attention. Une deuxième lecture moins superficielle n’avait pas confirmé cette première impression et elle allait classer. Le candidat alléguait d’une expérience intéressante mais il ne précisait pas dans quelle entreprise « un Grand de la Distribution » ce pouvait être n’importe quoi et la recruteuse n’aimait pas les jeux de piste. Elle avait noté aussi qu’il ne donnait pas son âge, ni d’ailleurs la date d’obtention de son diplôme, ce qui avait toujours le don de l’énerver « Si les candidats veulent retenir l’attention, ils doivent être transparents » Donc message poli de refus. C’est en cherchant les coordonnées du candidat pour cette formalité qu’elle se rendit compte qu’il n’y avait pas d’adresse. Ni de nom, le cv était anonyme.
« De toutes façons ça vient d’une banlieue. Le type qui ne met ni son nom, ni son adresse veut cacher ses origines » « ni la fac où il a eu son diplôme, sûrement pas Dauphine…» « A moins que ce soit son âge, il est peut être trop vieux pour le poste » « Ou c’est une femme, la logistique c’est plutôt macho » « Peut être qu’il ou elle s’appelle Claude ou Dominique » « ou Gwenaël c’est peut être un breton » On dérivait. « Ce n’est pas le sujet, un candidat a le droit de ne pas révéler les éléments visibles de Diversité qui risquent de l’identifier et de le défavoriser ». Ce rappel à l’ordre était nécessaire. Le Grand Groupe auquel appartenait la Company avait signé la Charte de la Diversité et le Grand Drh en Chef -c’est-à-dire le Grand Drh au dessus du Grand Drh du Fabricant- s’était personnellement investi. Il avait donné une interview sur les engagements du Groupe qui avait été remarquée. Le Ministère l’avait invité à participer à une Commission sur l’accès au travail des minorités visibles à laquelle il avait marqué son intérêt pour les outils Ethiques de recrutement. « Il fallait que le premier tombe chez nous »
« Si on ne répond pas, c’est un risque. Imagine que ce soit une association qui cherche à coincer les entreprises » « Oui mais si on répond il va falloir expliquer pourquoi on ne le prend pas » « Et demain il risque de revenir pour demander ce que le candidat retenu aura eu de plus que lui » « Si on le convoque c’est pareil » De toutes façons on ne souhaitait pas le rencontrer « c’est forcément un militant, même s’il agit seul. Un type qui nous créera des problèmes par la suite, forcément » Donc une réponse était nécessaire. Mais laquelle ?
« On n’a qu’à dire que finalement on a pris un candidat interne. Il ne pourra pas vérifier » « Sauf si la Halde nous demande le détail. Ces types sont capables de la saisir simplement parce qu’ils n’ont pas eu le poste »
« Elle peut même être derrière le cv. Pour piéger les entreprises » Cette perspective regrettable ne suffisait néanmoins pas à inciter à rencontrer ce candidat.
« Et si c’était un teasing du Groupe ? » La question était posée par la Responsable du Recrutement. Elle jeta un froid. « Ils en ont parlé lors de la formation Diversité. Ils ont dit qu’ils enverraient des cv bidonnés pour voir comment on réagirait » « Bidons et anonymes ? » « Peut être. Il paraît même qu’il y a des agences qui se font payer pour faire ça » Un ange passa en sifflotant. Le Grand Drh était fort soucieux « Ils m’auraient prévenu quand même » Qui sait ? Un test du Groupe, ça changeait la donne. A un candidat, un lobby, même à une administration, on pouvait toujours faire le gros dos, on verrait bien. Mais au Groupe ! Impossible de raconter n’importe quoi, ils pouvaient vérifier. Impossible de ne pas répondre, on serait jugé sur la réactivité et la qualité de la réponse. Le Grand Drh avait des visées sur un important poste qui allait se libérer, ce n’était pas le moment de ne pas être dans la Ligne.
« Ce qui est embêtant c’est qu’il correspond bien aux critères de l’annonce. C’est le profil du poste » « Oui c’est sûrement fait exprès » « Et la preuve que c’est un piège » « D’un autre côté les candidats anonymes ne peuvent pas ne répondre qu’à des postes auxquels ils ne collent pas » Ce bon sens n’en était pas moins bien fâcheux. Ne pas répondre ou que le profil ne convenait pas révèlerait au Groupe qu’on ne jouait pas le jeu. Prendre le risque de convoquer le candidat c’était s’exposer à ce qu’il existe vraiment et vienne à l’entretien. Dilemme.
« Il faut de l’anglais dans le poste. On n’a qu’à le faire recevoir par John, le manager américain qui vient de l’Alabama. Le candidat ne comprendra rien à son P… d’accent du Sud profond et on dira que son niveau d’anglais est insuffisant » Le Grand Drh ne tenait pas à discuter Diversité avec John de Montgomery, AL.
« Pourquoi on ne décide pas qu’on n’accepte pas les cv anonymes ? Puisqu’aussi bien on est contre et qu’on n’est pas obligé » proposa le juriste de droit social. Le Grand Drh le fusilla du regard. « Si c’est un test du Groupe tu t’imagines qu’ils te demanderont ton avis ? »
« Non je sais ce qu’il faut faire » Le Grand Drh avait la solution.
Le numéro de téléphone figurant au fameux cv anonyme fut appelé par une employée de la Drh. C’était un répondeur, lui aussi anonyme. Elle avait été choisie au plus petit niveau de responsabilité possible et avait un brief précis à débiter.
« Bonjour. Suite à l’annonce à laquelle vous avez postulé, nous sommes au regret de vous informer qu’il ne sera pas possible d’y donner suite, le poste à pourvoir ayant finalement été supprimé dans une réorganisation ». Le Grand Drh l’avait négocié avec son collègue des Opérations. Le poste disparu, plus de recherche. Et plus d’objet à la candidature anonyme, à laquelle il avait ainsi été répondu sans délai.
Par Charles Déconnyncke