« On se trompe dans l’appréhension de la prévention des risques psychosociaux quand on y mêle la culpabilité ». Pour Karine Merle, enseignante-chercheur à l’Idrac Lyon, il existe une alternative aux approches contraignantes et gestionnaires. Au travers d’une réflexion sur la coresponsabilité, elle suggère une approche par la perception. Point de vue.
De la responsabilité
Confusion entre responsabilité et culpabilité, approche négative de la souffrance et des dysfonctionnements : nombre d’observateurs s’accordent pour dire qu’en France, la prévention des risques psychosociaux (RPS) s’inscrit dans des démarches hygiénistes, curatives, avec recherche de fautif. Les choses évoluent, certes, mais cela transparaît encore fortement dans la façon dont les médias relayent le sujet et dont la plupart des entreprises s’en emparent. Le levier de la démarche est financier, légal, de l’ordre de la contrainte. De plus, la politique de prévention prévoit actuellement trois niveaux mais le premier, qui suppose un positionnement de choix éthique, est le moins activé « car il est une remise en cause des fondements de l’entreprise et demande des changements culturels et comportementaux », constate Merle, enseignant-chercheur à l’Idrac Lyon.
Du besoin d’objectivité
Il faut être grave et coupable lorsqu’il est question de prévention des RPS. « Une autre option consisterait à se libérer des affects et du poids de notre culture judéo-chrétienne, à se débarrasser de leur prégnance pour aborder la question avec plus d’objectivité », suggère-t-elle. Pour rappel, être responsable revient à être comptable et non fautif de ses actes ; c’est poser un acte, s’engager dans une action et reconnaître cet engagement et ses conséquences. Il faut aussi être sceptique face à des approches qui favorisent le bien-être au travail, ce serait manquer de sérieux ou de réalisme que d’y voir des solutions. Dans d’autres pays pourtant, le Canada par exemple, le bien-être au travail est un socle sur lequel on s’appuie pour prévenir les risques psychosociaux. « C’est largement développé depuis dix ans là-bas, les travaux sur la santé au travail passent par la reconnaissance du bien-être », note-elle. Et des entreprises comme Google, citées en exemple, montrent que relier bien-être et performance fait sens et résultats.
De la complexité de l’humain
Par ailleurs, il n’y a pas de victime sans bourreau, pas de bourreau sans victime. Les conditions de travail sont pointées par les médias dans les cas de suicide au travail mais « si seules les conditions de travail étaient responsables, tous les salariés soumis aux mêmes conditions se suicideraient. Or ce n’est pas le cas, car à la part collective, s’ajoute la part individuelle », souligne Karine Merle. « On se trompe donc dans l’appréhension de la prévention des risques psychosociaux quand on y mêle la culpabilité car selon sa personnalité, un individu, face aux mêmes contraintes, ne fera pas les mêmes choix ».
Vous pouvez identifier les caractéristiques psychologiques et les leviers motivationnels des collaborateurs grâce au test psychométrique.
Des limites de l’approche gestionnaire
Les approches gestionnaires, collectives, financiarisées (limiter le coût de la prévention en espérant limiter celui de la réparation potentielle) montrent leurs limites sur un sujet qui plonge au cœur de l’humain et de sa complexité. « Il s’agit de reconnaître cette part individuelle tout en fixant les limites de prise en charge et de reconnaissance de sa responsabilité. L’entreprise n’est pas seule responsable de certaines situations », remarque notre interlocutrice. Question d’honnêteté intellectuelle de part et d’autre, question de bon sens. « Étant sur de l’humain, sur du vécu et du perçu, il faut accepter de bâtir une approche par la perception » car ce mécanisme psycho-cognitif, qui aide l’individu à traiter les informations de son environnement, est extrêmement actif dans le vécu au travail.
L’approche gestionnaire dit que ce qui est vrai est ce que l’on peut mesurer, ce qui n’est pas mesurable n’existe donc pas. Les travaux d’Yves Clot, professeur de psychologie du travail, titulaire de la chaire de psychologie du travail du CNAM, et du sociologue Vincent de Gaulejac en ont pointé les risques. Mais la réponse ne réside pas pour autant dans la prise en charge individuelle. La gestion individualisée a ses pièges en effet : elle peut générer de l’isolement et donc une fragilisation de l’individu. « Si l’on est traité individuellement, cela casse les solidarités collectives, les logiques identitaires de métiers, etc. De plus, la problématique est très culturelle dans le sens où elle ne se pose pas de la même façon d’un pays à l’autre », constate Karine Merle.
Ces choses étant dites, comment aller plus loin ? « Reconnaitre cet état de fait est une première étape. C’est ensuite une question d’éthique, cela se joue dans les pratiques de pilotage de chaque entreprise », conclut-elle.
Sophie Girardeau