A quelques jours de la sortie de sa BD, Yatuu déborde d’enthousiasme. Elle est enfin sortie de son statut de stagiaire à temps plein, un cauchemar qu’elle a dépeint avec humour sur son blog pendant deux ans, pour devenir illustratrice. « Moi, 20 ans, diplômée, motivée… exploitée » raconte le quotidien du stagiaire en agence de pub’, recruté pour ses compétences… mais surtout parce qu’il ne coûte pas cher.
Faire des stages : une carrière
Ponctuant chacune de ses réponses d’un petit rire, Cindy Barbero, alias Yatuu, est de très bonne humeur. Non seulement parce que sa première BD s’apprête à rejoindre les bacs de la Fnac, Virgin et autres distributeurs, mais aussi parce qu’elle a enfin tiré un trait sur sa vie de stagiaire. « Ce serait vraiment abusé que quelqu’un qui connaît mon blog[1] vienne me proposer un autre stage », s’exclame-t-elle. Cette vie d’exploitée, jonchée de nuits de labeur et de déceptions, est bien finie pour elle.
Aujourd’hui, elle n’a plus peur de révéler son vrai nom. Son visage n’est plus brouillé, comme lorsqu’elle participait à une émission sur la dure réalité des stagiaires diplômés. « Je faisais très attention à ne pas être reconnue, ni par le boss, ni par les salariés. Et aucun d’entre eux ne connaissait mon blog », raconte Yatuu. Dans le rang de ses confrères stagiaires, certains lisaient son blog sans la connaître. « Jusqu’au jour où ils m’ont grillée ! Les dessins que je faisais à l’agence ressemblaient à ceux de mon blog », explique-t-elle.
Après un BAC en Arts Appliqués, suivi d’un BTS en communication visuelle, Yatuu devient stagiaire professionnelle. Elle vient de terminer son dernier stage dans une agence de publicité, le cinquième de la liste. Pour pouvoir être « recrutée », à chaque fois, elle s’inscrit à la fac, sur les bancs des « étudiants fantômes ». Peu importe la filière, « c’était juste pour obtenir la fameuse feuille de papier », dit-elle, à propos de la convention de stage, le sésame pour être exploité. « Par curiosité, j’ai essayé de suivre les cours. Ca a duré un mois ; ce n’est vraiment pas pour moi. Trop de théorie, pas assez de pratique », poursuit l’illustratrice.
Nombreux sont les syndicats et associations étudiants à dénoncer ce phénomène. Faute de trouver un emploi, les jeunes diplômés se réinscrivent à l’université, dans l’optique de décrocher un stage. En 2008 déjà, la ministre de l’Enseignement Supérieur entendait faire la chasse aux étudiants fantômes, trop nombreux. Depuis, le nombre de stagiaires ne cesseraient d’augmenter. Le collectif Génération Précaire, spécialiste de ces questions, évoque une hausse de 50% en trois ans. « Les entreprises doivent prendre plus de CDD que de stagiaires, s’insurge Yatuu, redevenue sérieuse. Elles doivent réellement vérifier si la personne a fini ses études ou non. Il faut arrêter d’embaucher de la main d’œuvre pas chère. Je ne parle pas des stages obligatoires. On est diplômé, qualifié, mais on nous propose des stages, c’est ça qui pose problème ».
Aucun accompagnement
En réponse à ces abus, le gouvernement avait renforcé l’obligation d’encadrement des stages. Le décret du 25 août 2010 impose que le stage soit intégré à un cursus pédagogique. La convention doit alors concrètement préciser « la finalité et les modalités du stage définies dans l’organisation de la formation » et faire l’objet d’un rapport de stage. Ces étudiants fantômes ne visant pas le diplôme, celui-ci passe généralement à la trappe. Quant au temps de formation, il semble inexistant, aux dires de l’ex-stagiaire et de ses bulles. « Certaines agences ne me donnaient pas grand chose à faire, voire même rien pendant une semaine, raconte Yatuu. J’étais mise au placard, personne ne me demandait rien, comme si j’avais un post-it « stagiaire » collé sur la tête ».
A l’opposé, elle croule parfois sous les tâches accomplir, « les mêmes que l’on aurait données à une personne normale »… ainsi nomme-t-elle les salariés, révélant ainsi le fossé qui existe entre le stagiaire et le reste de l’entreprise. « Je me souviens de soirées où il ne restait plus que les stagiaires. Il était minuit et on était encore là, en train de bosser, avec des cernes sous les yeux ». Elle s’en souvient avec humour mais l’accompagnement semble bien succinct, voire inexistant. « Dès ton premier pas dans l’agence, tu te débrouilles », résume-t-elle. Il faut dire qu’après 5 stages en agence de pub’, elle commence à en connaître les rouages. « Lors de l’un de mes stages, continue-t-elle, j’ai en effet eu quelqu’un à mes côtés tout le temps… pour me guider, mais surtout pour me surveiller », précise Yatuu.
Aucune reconnaissance
A lire sa BD, ou simplement à observer la réalité, il semblerait qu’une série de règles tacites régissent le monde des stagiaires : avant 19h, jamais tu ne partiras – même si tu n’as rien à faire[2], tes heures sup’ tu ne compteras pas – elles ne seront pas payées, t’informer de l’actualité, tu t’abstiendras – « « lire le journal = glandeuse »[3], rire aux blagues du boss, tu devras[4], etc. Un peu cliché ? Ses dessins sont pourtant inspirés de son vécu. « Il vaut mieux rire de certaines situations, même si sur le coup, on les trouve injustes », ajoute l’illustratrice.
Et en contre partie de cette totale mise à disposition de compétences, « juste ces quelques 400 euros de gratification de stage », termine Yatuu. Ni tickets restaurant[5], ni quelques bribes de prime de fin d’année que la comptable annonce aux salariés devant les autres stagiaires[6]. Mais au-delà de la récompense numéraire, c’est la possibilité d’être embauché qui motive le stagiaire. Une carotte pourtant fictive puisque « soit on nous le dit clairement après le début du stage : « on n’embauche pas » ; soit c’est sous-entendu », expose la bloggeuse. Alors pourquoi faire tant d’heures ? « On n’a pas le choix, répond-elle. C’est comme un fusil sur la tempe. On a vraiment envie de montrer ce dont on est capable de faire et qu’on est motivé ». Même sans contrat à la clé, « on préfère garder espoir. Sinon, on ne se lèverait pas le matin ».
Yatuu aura finalement eu sa récompense : son site explose aujourd’hui les compteurs et dépasse les 310 000 visiteurs. Quant à sa BD, avec des dessins inédits, elle sera dans les bacs dès le 9 juin prochain.
Typhanie Bouju