Le sujet des risques psychosociaux est perçu comme « pathogène » par nombre de dirigeants qui lui préfèrent celui de la qualité de vie au travail. Les impliquer en reliant prévention des risques et amélioration de la performance, une approche plus constructive que contraignante.
Une grosse PME du secteur industriel, bureau de vente d’un siège. Sa directrice des Ressources Humaines traduit dans son discours un malaise généralisé : les équipes travaillent autour d’un système d’information conçu par le siège européen du groupe, et finissent par dire qu’au lieu d’utiliser une machine à leur service, elles sont face à une machine qui les asservit. L’ambiance de travail et les salaires, eux, ne sont pas pointés comme sources de mal-être au travail. Mais les salariés, n’arrivant plus à retrouver la relation client, du fait de ce système d’information, ont l’impression que toutes les dimensions de leur travail ont rapetissé. Une logique de travail qui n’a pas de sens est en train de s’installer, conséquence de la globalisation. Illustration d’un travail empêché ou d’une qualité empêchée, facteurs potentiels de souffrance au travail.
La DRH a demandé un diagnostic des risques psychosociaux (RPS), « elle a fait ce qu’il faut », or, le problème reste entier. Une situation que certains acteurs de la prévention qualifient de courante.
Les difficultés initiales
Stress, harcèlement, violence externe, addictions… Le sujet est d’emblée accusateur, perçu comme « pathogène » et les contraintes qui l’entourent génèrent plus de crispation, voire de déni, que d’adhésion de la part des dirigeants. « Cette logique juridique de prévention (NDLR : cf. les accords interprofessionnels en matière de stress (juillet 2008) et de harcèlement et violence au travail (mars 2010)) ne demande qu’à fonctionner mais elle ce n’est pas celle qui mobilise les dirigeants : pour s’y impliquer ils ont besoin de comprendre en quoi la démarche va apporter des idées neuves sur la compétitivité de l’entreprise, remarque Dominique Gutton, directeur associé de Bien@Work. Dans de très nombreux cas, on s’aperçoit que les expertises réalisées à la demande des CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) permettent une prise de conscience, l’écoute des salariés, la signature d’un accord d’entreprise, l’installation de dispositifs de veille, quelquefois l’instauration d’un débat sur l’organisation du travail : c’est bien ! Mais si elle n’est pas portée par le dirigeant, la démarche s’essouffle rapidement ».
Pour Karine Merle, professeur de gestion des Ressources Humaines et enseignant chercheur à l’Idrac Lyon, les difficultés proviennent du business model même de l’entreprise : « Il est tourné vers la performance économique, or, la variable humaine et la variable économique sont incompatibles. Lorsque l’entreprise est coincée entre l’économique et le social, l’économique l’emporte encore », pointe-t-elle. Elles proviennent également des trois niveaux de prévention prévus par la loi. Si les niveaux secondaire (donner au salarié des outils pour mieux vivre sa condition de travail : formations, technologies…) et tertiaire (prise en charge psychologique ou médicale des personnes en souffrance ; lourd à porter pour l’individu car il le stigmatise et le culpabilise et l’entreprise se défausse en suggérant que le problème vient de lui) sont faciles à mettre en œuvre pour l’entreprise, le niveau primaire remet en cause ses fondements et ses modes de management, d’où sa réticence à le mettre en œuvre. France Télécom par exemple, a mis en place entre 2005 et 2007 des actions au niveau tertiaire, parfois au niveau secondaire et très peu au niveau primaire. On connaît les conséquences. Depuis l’arrivée de son nouveau PDG, Stéphane Richard, les choses ont évolué et une réflexion sur l’organisation de l’entreprise est menée. Par ailleurs, apporter une réponse collective à des vécus individuels est insatisfaisant. Deux personnes ne vivent pas de façon identique les mêmes conditions de travail, l’arsenal juridique ne peut donc tout régler. « L’entreprise se heurte à des niveaux qui sont difficiles à concilier et les attentes des salariés sont déçues par la mise en œuvre des actions correctives », constate Karine Merle.
Déceptions et difficultés qui s’expliquent aussi par la priorité de l’entreprise : le réel. « L’entreprise ne s’attache qu’au réel parce que c’est mesurable, concret, tangible, dépassionné, parce que c’est une preuve, or le mal-être ne naît pas forcément dans une altération du réel », explique Robert Zuili, cofondateur d’Excelia et créateur du test EmoView, édité par les ECPA (Les Édition du Centre de Psychologie Appliquée). L’origine de la dégradation du bien-être au travail est, en dehors du réel, de source symbolique (ce qui permet de donner du sens, de comprendre le pourquoi) ou imaginaire (ce qui permet de nourrir un avenir possible : la vision, la mission, l’idéal). Si l’entreprise ne parle que de résultats, comment la projection dans un avenir possible ou sur des signes qui font sens peut-elle se faire ? Il faut donc agir sur ces trois plans — d’abord le symbolique (clarifier son intention), puis le réel (définir des moyens concrets) et enfin l’imaginaire (alimenter les valeurs, renforcer la culture d’entreprise) — pour parvenir au changement. On le voit, des alternatives à l’approche juridique existent.
Mobiliser la direction des entreprises
« Le sujet qui mobilise les dirigeants, c’est la qualité de vie au travail, l’engagement des salariés et la compétitivité de l’entreprise : c’est dans cette perspective qu’il faut commencer la réflexion avec eux, en y associant les salariés. La prévention de la souffrance au travail y trouvera naturellement sa place », affirme Dominique Gutton. Robert Zuili, qui a validé ces points dans ses travaux de recherche en Psychologie comportementale, le confirme : « Investir le bien-être, c’est obtenir la garantie d’une meilleure adhésion à la politique de l’entreprise, à ses valeurs, parce qu’elles seront plus conformes aux valeurs personnelles, ainsi que la garantie d’une performance accrue ».
L’intention de l’entreprise, pierre angulaire de la prévention
L’entreprise prévoit-elle une démarche de prévention pour ne pas être confrontée au risque pénal, ou bien parce qu’elle veut faire bonne figure mais avec le strict minimum ou encore parce qu’elle a détecté en son sein de véritables souffrances et qu’elle veut mettre en place un diagnostic, suivi de plans d’actions pour corriger les risques ? « Quand on entame une démarche de prévention, il faut obligatoirement mettre au clair l’intention de l’entreprise. Plus cette dernière est au clair avec son intention, plus elle met en place des actions efficaces, parce qu’elle l’assume et les bonnes intentions se déclinent toutes seules», pointe M. Zuili. Plus que la mise en conformité vis-à-vis de la loi, « une motivation bien peu constructive », remarque Karine Merle, la conviction de la direction fait progresser le sujet. Même son de cloche chez Bien@Work qui s’attache à saisir d’où part le dirigeant quand il entame une démarche de prévention. « Est-il clairvoyant, lucide, sensibilisé aux risques psychosociaux ? Va-t-il être moteur, soutien de la démarche ? Il faut être attentif à ceci au départ pour qu’une vraie dynamique se forme », constate Dominique Gutton.
Restaurer le lien
Enfin, l’implication des managers est indispensable. « La manifestation la plus forte de la dimension symbolique en entreprise est le lien entre les personnes. Cela veut dire que l’entreprise doit travailler sur ce sujet avec les managers de proximité, qui sont les systèmes d’articulation relationnelle les plus puissants, les sensibiliser et les former à la restauration du lien entre eux et leurs collaborateurs, eux et leurs pairs, eux et leur hiérarchie », explique Robert Zuili. Or, investir le lien est compris par les managers comme prendre le risque de ne plus avoir le temps de produire les résultats attendus, cette production étant elle-même facteur de contrainte et de stress. L’injonction paradoxale pourra-t-elle être évitée en reliant les deux sujets de la prévention des risques psychosociaux et de la performance ?
Sophie Girardeau