Chaque mois, un DRH anonyme, issu d’un groupe du CAC 40, abat ses cartes et porte un regard critique sur son quotidien.
15 Septembre 2009, Lyon. Mathilde vendeuse intérimaire reçoit sa lettre de licenciement. Trois semaines auparavant, la Sécurité du magasin l’attendait à la sortie du personnel et lui faisait ouvrir son sac. Il contenait un foulard encore dans son emballage. Un cadeau Fidélité donné gratuitement au rayon Epicerie fine. Valeur moins de cinq euros. Elle en avait pris un dans un fond de stock quinze jours après la fin de la promotion. Dénoncée, mise à pied immédiate pour vol. Quel que soit le montant du larcin, la règle était implacable : Dehors !
15 Septembre 2009, Paris. Cette Company de Grands magasins est en état de siège. On y attend les manifestants de pied ferme. Il faut dire que dans le passé ce grand Groupe a été échaudé. Mal préparé, il avait vu son rez-de-chaussée envahi par une troupe de syndicalistes hirsutes, opposés à la fermeture, pourtant justifiée, d’un magasin de province. Seule la présence d’esprit d’un agent de service qui avait condamné les ascenseurs avait sauvé les cadres d’une humiliante invasion des étages. On avait abandonné les hôtesses d’accueil aux agitateurs. Par chance ils ne les avaient pas violentées. La Direction au 9e étage n’avait bien sûr pas eu peur, mais elle ne tenait pas à renouveler l’expérience. Cette fois toutes les précautions avaient été prises. Un cordon de vigiles, de bon gabarit, gardait l’entrée. On s’était concerté avec le commissariat, une compagnie de Crs stationnait à proximité. Le Président était à l’extérieur. Son assistante aussi. Ultime prudence, les cailloux qui ornaient le pavement, des silex, une œuvre de l’artiste contemporain Kundelitch exaltant la pérennité du Commerce qui traverse le Temps comme le galet résiste au ressac, avaient été descellés un par un pour ne pas servir de projectiles. Aujourd’hui avait lieu la consultation du comité d’entreprise sur un projet de licenciement d’Yvonne, caissière au magasin de Collonges et déléguée du personnel.
La Dame était déléguée depuis longtemps. Elle avait appartenu à toutes les organisations représentées dans l’entreprise. Quittant l’une pour rejoindre l’autre puis la suivante au gré des querelles, des luttes intestines, des ego contrariés. A chaque fois plus virulente, les haines recuites qui l’opposaient à ses anciens camarades habillaient ses virages et circonvolutions de discours toujours plus péremptoires. Pour l’heure elle était à un de ces nouveaux syndicats gauchisant poussés sur le terreau trotskyste. La multi cartes du syndicalisme s’était muée en Passionaria du syndicalisme alternatif.
A temps partiel puisqu’il lui arrivait occasionnellement, faute d’avoir assez d’heures de délégation, de se présenter à son travail. Rien de compliqué d’ailleurs, une caisse tranquille au rayon tondeuses à gazon, c’est tout ce que son intermittence au travail permettait de lui confier. Elle en profitait pour voler dans le tiroir caisse. Depuis quand, on ne savait pas trop. Probablement assez longtemps. Heureusement elle ne venait pas souvent. Elle tapait des remboursements fictifs et se mettait l’argent dans la poche. Bon an, mal an elle devait bien doubler son salaire.
Sa hiérarchie le savait depuis toujours, mais la direction ne voulait pas de vagues. On lui avait fait savoir de cesser, sans succès. Divers messages étaient passés par le syndicat, elle en avait changé. On avait voulu la mettre ailleurs qu’en caisse. Elle avait hurlé à la discrimination syndicale, on avait reculé. Ses managers étaient au bord de la dépression. Jusqu’à ce que de guerre lasse le Grand DRH de la Company se fût décidé à aller à la sanction disciplinaire. Le CE venait d’être renouvelé et des élus compréhensifs avaient remporté la majorité. C’étaient eux qui étaient allés demander à la DRH la tête de leur insupportable collègue.
L’entretien préalable le mois précédent avait été mouvementé. On s’y attendait. La RH locale était morte de trouille. On ne fut pas déçu. La Dame était venue avec un quarteron de supporters, assistée elle-même par la déléguée d’un autre syndicat contestataire, sur le terrain duquel elle marchait pourtant et dont on se demandait bien ce qu’elle faisait là. Il y avait eu une échauffourée. Un délégué réformiste qui avait voulu la calmer avait même été giflé, mais sur le trottoir c’était en dehors des locaux de l’entreprise. L’entretien avait été houleux. Elle niait l’évidence en bloc et criait à la provocation. Elle avait promis de revenir en force. On était prêt à la recevoir.
Le Grand DRH avait entre-temps tenté de calmer le jeu. Dans la lettre de sanction, il avait proposé « pour préserver le dialogue social » une mutation disciplinaire à l’entrepôt, déjà un repaire de délégués, plutôt qu’un licenciement. Qu’il ne pouvait de toute façon pas prononcer, la Dame étant protégée par son statut de représentant du personnel. Il fallait son accord, elle ne daigna même pas répondre. La DRH n’avait plus qu’à aller à la demande d’autorisation de licencier à l’Inspection du Travail. Sans illusions.
Elle vint toute à la gloire du moment qu’elle vivait. Une douzaine de militants révolutionnaires l’accompagnait avec les banderoles de circonstance. Aucun salarié de l’entreprise, tous permanents de structures. Yvonne donna fièrement une interview à un journaliste altermondialiste. Elle expliqua sa lutte contre l’oppression patronale en tant que Femme, Militante et Progressiste. Originaire du Cantal elle était solidaire des travailleurs sans papiers. Tandis qu’elle entrait dans le building avec le courage tranquille des héros marchant au peloton, ses camarades se frottèrent aux vigiles. Sous l’œil de la caméra ils furent courtoisement reconduits dehors. Un peu abîmés quand même après que le journaliste ait fait bêtement tomber à terre son appareil lors d’un échange avec le Chef de la Sécurité, lequel marcha malencontreusement dessus du poids de ses 1m83, 98k. Le CE fut rondement mené. Les élus furent moins convenus que la Direction et les noms d’oiseaux fusèrent. Ils donnèrent un avis favorable au licenciement à l’unanimité moins la voix de la déléguée contestataire qui n’avait toujours rien compris.
La DRH adressa la demande d’autorisation à l’Administration. Avec un dossier particulièrement lourd. Les preuves ne manquaient pas. L’enquête contradictoire eut lieu. Le Grand DRH himself alla soutenir son dossier devant l’Inspectrice du travail. Il mouilla la chemise, il avait ce qu’il fallait. Même d’autres délégués avaient attesté. Les entretiens eurent lieu à la Direction du Travail, bien que les fonctionnaires aient été eux-mêmes en grève ce jour là. Yvonne protesta qu’elle était harcelée, discriminée et entravée. Son syndicat tracta au soutien de « la camarade Yvonne symbole de la haine des capitalistes contre les défenseurs de la classe ouvrière » et dénonça au passage « les pseudos syndicats vendus à la bourgeoisie ».
L’autorisation fut refusée. Au motif que « si la direction avait laissé la déléguée prendre de l’argent depuis aussi longtemps c’est que cela ne lui portait pas préjudice et que son changement d’attitude était forcément lié à l’exercice du mandat de la déléguée ».
On fêta Yvonne au Parti des Travailleurs auquel tous adhéraient. Elle fut acclamée et applaudie pour sa « victoire contre le Capital ».
La Company fit un recours hiérarchique et se prépara à quelques années de contentieux. Elle en avait le temps et les moyens.
15 décembre2009, Lyon. Une matinée glaciale. La RH du site et Yvonne prirent la même voiture, le covoiturage c’est intelligent, pour aller aux obsèques de Mathilde qui, en fins de droit et sans chômage, s’était suicidée. Chacune mirent une gerbe, celle qui l’avait licenciée et celle qui n’avait rien fait.
Par Charles Déconnyncke
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