Depuis une décennie, les transformations RH en France s’appuient sur deux cadres majeurs. Le premier, la Skills-Based Organization (SBO), né des travaux du Josh Bersin Company et consolidé par Deloitte, McKinsey ou Gartner, propose de structurer les organisations autour des compétences plutôt qu’autour des postes. Le second, l’entreprise apprenante, introduit par Peter Senge au MIT dans les années 1990, valorise la capacité d’apprentissage continu comme fondement de l’adaptabilité collective.
Ces deux modèles ont ouvert des voies essentielles : l’un apporte une architecture, l’autre une dynamique. Les entreprises françaises s’y réfèrent largement, comme Pernod Ricard, LVMH, ou encore Société Générale, qui ont engagé des démarches compétences ou des programmes d’apprentissage ambitieux.
Pourtant, dans de nombreux cas, les résultats restent partiels. Non pas par défaut de volonté ni de conception, mais parce qu’un paramètre décisif manque encore : la capacité cognitive réelle des collaborateurs. Cette capacité conditionne l’attention, la concentration, l’apprentissage, la gestion de la complexité et, plus largement, la qualité du travail. Et tant que ce facteur reste implicite et non géré spécifiquement, les transformations s’épuisent avant d’atteindre leur plein potentiel.
Un rappel nécessaire : la généalogie des modèles
L’entreprise apprenante s’ancre dans cinq disciplines décrites par Peter Senge en 1990 dans son ouvrage La Cinquième Discipline, dont la pensée systémique et la maîtrise personnelle. Ce modèle a façonné l’idée d’une organisation qui évolue collectivement, en s’appuyant sur l’intelligence distribuée.
La Skills Based Organisation, ou SBO, se développe plus récemment, dans un contexte de pénurie de talents et d’obsolescence accélérée des compétences. Josh Bersin en a posé les jalons, et les grands cabinets de conseil en ont étendu l’usage : identification des compétences critiques, structuration par capacités, mobilité interne augmentée par la donnée, workforce planning, etc.
La charge cognitive, conceptualisée par John Sweller dès les années 1980, démontre que l’apprentissage dépend directement du niveau de sollicitations mentales auxquelles une personne est exposée. Ce concept fournit un cadre scientifique solide pour comprendre pourquoi certaines organisations apprennent réellement, et d’autres non.
La Skills-Led Organization (SLO), enfin, apparaît depuis 2021 dans les travaux de Bersin et chez SAP SuccessFactors. Même si le concept est encore quasi-inexistant en France, il vise à faire des compétences un véritable système de pilotage stratégique, pour dépasser les limites de la SBO. Cette évolution clarifie la place des compétences dans les décisions, mais reste pour l’instant, dans la littérature internationale, un approfondissement structurel de la SBO, qui n’en résout pas les problèmes profonds.
Pourquoi l’entreprise apprenante demande plus qu’une culture
Le modèle pionnier et humaniste de Senge a introduit une idée structurante : les organisations qui apprennent le plus sont celles qui cultivent le mieux l’intelligence collective. Cette conception ouvre un espace précieux pour l’exploration, la collaboration et l’évolution des pratiques.
Dans les entreprises françaises, cette dynamique s’installe sous différentes formes : communautés de pratique, programmes internes de mentorat, projets apprenants, apprentissage dans le flux du travail. Ces initiatives attestent d’une maturité croissante.
Pourtant, l’apprentissage exige un rythme mental compatible avec la profondeur nécessaire pour intégrer de nouveaux savoirs. Lorsque les journées sont saturées, lorsque l’attention est fragmentée, lorsque les priorités se chevauchent, l’apprentissage perd en efficacité.
La culture ne suffit plus : il faut un espace cognitif pour qu’elle opère. Et c’est là toute la différence entre les transformations sur le papier, et la réalité du terrain, qui vit dans un monde où tout évolue plus vite qu’une organisation ne peut structurer ou un humain s’adapter.
Pourquoi la SBO et la SLO demandent plus que de la structure
Le modèle compétences apporte de la lisibilité, un langage commun et une vision précise des capacités nécessaires. Il permet de sortir d’une logique d’emplois figés pour entrer dans une dynamique beaucoup plus fine de contribution et de mobilité.
Dans les organisations, la mise en œuvre révèle cependant une réalité opérationnelle : les collaborateurs évoluent dans des environnements denses, souvent fragmentés et exigeants du point de vue de la charge cognitive. Les référentiels, aussi sophistiqués soient-ils, cessent d’être utiles lorsque l’attention disponible se réduit.
Le travail moderne sollicite fortement la mémoire de travail : alternance fréquente de tâches, outils multiples, interruptions répétées, attentes temporelles serrées. Dans ces conditions, disposer de compétences ne suffit pas : il faut pouvoir les activer au moment opportun. La SBO crée le cadre, mais ne permet pas encore son activation réelle d’un point de vue culturel.
La Skills-Led Organization marque ainsi une avancée intéressante. Elle dépasse la simple cartographie des compétences et propose d’orienter la stratégie, les projets et les décisions en fonction des capacités réelles de l’organisation. C’est une manière plus mature d’ancrer la compétence au cœur du fonctionnement.
Ce mouvement donne de la cohérence aux démarches compétences, et pourtant, ne permet pas encore de répondre à une question fondamentale : comment garantir que les individus disposent des ressources cognitives nécessaires pour apprendre, évoluer et mobiliser leurs compétences au bon moment ? La SLO apporte une direction. Il reste à lui adjoindre une écologie mentale capable de soutenir cette direction.
La charge cognitive : la pièce centrale pour articuler structure et apprentissage
La charge cognitive désigne l’ensemble des sollicitations mentales nécessaires pour accomplir une tâche, manipuler une information ou apprendre quelque chose de nouveau. Elle repose sur un principe central issu des travaux de John Sweller : notre mémoire de travail possède une capacité limitée, et son fonctionnement dépend de trois formes distinctes de charge.
La charge intrinsèque correspond à la complexité propre de la tâche ou du problème à résoudre ; elle est inhérente au sujet et ne peut être éliminée, seulement mieux séquencée. La charge extrinsèque, elle, provient de tout ce qui perturbe ou complique inutilement le traitement de l’information : interruptions, interfaces confuses, injonctions multiples, outils redondants, réunions dispersées. Enfin, la charge germane désigne l’effort mental réellement consacré à l’apprentissage, à la compréhension profonde et à la construction des compétences.
Lorsque l’intrinsèque est trop élevée ou l’extrinsèque mal gérée, la germane se réduit : l’esprit n’a plus l’espace nécessaire pour apprendre, décider ou résoudre efficacement. La charge cognitive n’est donc pas un concept théorique ; c’est une contrainte biologique mesurable, qui façonne directement la performance, la capacité d’apprentissage et la disponibilité mentale au travail.
Plus le dire autrement, dès que la charge cognitive est saturée par un excès d’informations, une alternance trop rapide de tâches, des interruptions fréquentes ou un environnement chaotique, la qualité du raisonnement diminue. L’apprentissage ralentit, la prise de décision perd en finesse, la concentration devient instable et les erreurs se multiplient.
Dans ce contexte, la charge cognitive devient la clé d’articulation entre deux ambitions : disposer d’un cadre compétences robuste (SBO), et développer une dynamique d’apprentissage réel (Senge). Dans les organisations actuelles, on peut même dire que c’est l’un des déterminants les plus influents de la performance réelle, et paradoxalement l’un des moins pris en compte. Pourtant, c’est probablement le chainon manquant qui permet de dépasser l’opposition entre structure et culture.
La charge cognitive constitue la limite biologique qui conditionne l’apprentissage, la qualité des décisions et l’impact réel des transformations. En la prenant en compte, les organisations peuvent enfin articuler la structure de la Skills-Based Organization et la dynamique de l’entreprise apprenante dans un ensemble cohérent. Mais cette prise en compte ne se fera pas par l’ajout d’un modèle de plus, ni par la simple adoption d’un cadre proposé par un cabinet : elle exige un travail patient sur les pratiques quotidiennes, les croyances managériales, les rythmes de travail et la manière dont les équipes vivent réellement leur journée.
L’IA offre une opportunité majeure. En réduisant une part significative de la charge extrinsèque (tâches répétitives, tri d’information, coordination mécanique), elle peut libérer un espace mental indispensable pour l’apprentissage, la réflexion et la collaboration de qualité. À condition, toutefois, de la concevoir comme un allié attentionnel et non comme une source supplémentaire de flux.
La transformation restera néanmoins limitée si l’on ne rend pas ce qui manque le plus aux organisations : le temps. Du temps pour absorber, pour changer, pour interroger ses gestes de travail, pour réapprendre ce que signifie réellement produire de la valeur, au-delà des mails, des réunions et des urgences récurrentes. Le futur du travail ne dépend pas d’un nouveau modèle, mais de notre capacité collective à redéfinir ce que travailler veut dire, et à créer les conditions mentales pour y parvenir.

