La rémunération est un sujet à la fois complexe et sensible, étant au cœur de plusieurs aspects (reconnaissance, motivation, attraction des talents, moyens de l’entreprise, etc.). Et la question de l’équité salariale crée des attentes de justice difficilement satisfaisantes, soulevant le défi de balancer les perceptions d’équité entre employeurs et employés.
Généralement, la rémunération est un sujet opaque dans les entreprises, et donc un peu tabou. D’autant plus que le salaire est souvent perçu comme un reflet de la valeur personnelle et professionnelle, engendrant des enjeux de reconnaissance sociale. À cela s’ajoutent les inégalités salariales F/H, qui persistent au fil des ans dans les entreprises françaises, ainsi que les variations économiques et l’inflation récente qui influencent les revendications salariales.
Tout ce contexte rend les décisions salariales complexes, et alimente des craintes tant chez les salariés, qui redoutent de ne pas être justement rémunérés, que chez les employeurs, inquiets de ne pas répondre aux attentes salariales. Ce qui pourrait générer du désengagement ou des départs.
Face à ces enjeux, les approches en gestion de la rémunération évoluent, notamment dans les start-up et scale-up. Ces modèles expérimentent des pratiques innovantes, remettant parfois en question les fondements mêmes des méthodes traditionnelles. En effet, plusieurs dizaines d’entreprises de la Tech ont créé leur propre grille de rémunération, avec différents niveaux de transparence.
De quelles formes de grilles de rémunération parle-t-on ?
Ces grilles de rémunération ont pour objectif de faciliter les décisions salariales tout en soutenant une politique de rémunération claire et assumée.
Pour cela, elles sont construites autour de critères définis en amont pour tous les métiers comme : le niveau technique (lié au métier), le niveau de responsabilité managériale, la localisation géographique, le niveau d’impact dans l’entreprise ou l’ancienneté.
Une valeur est attribuée à chaque critère et, avec une formule, on peut déterminer mathématiquement le salaire annuel d’un salarié en fonction de son positionnement dans la grille.
Cette formule prend généralement la forme suivante :
Salaire de base du métier exercé x Coefficient du niveau technique x Autres coefficients éventuels + Montants forfaitaires = Salaire fixe annuel brut
L’intérêt de construire ainsi ces grilles est d’objectiver les décisions liées à la rémunération : on rémunère notamment en fonction d’un métier exercé, et de différents niveaux. Et non pas en fonction de la capacité d’une personne à négocier son salaire ni en fonction de son diplôme.
Ce qui laisse beaucoup moins de place aux biais des RH et des managers dans les décisions salariales. D’autant plus que ces grilles sont contraignantes, c’est-à-dire qu’on ne peut pas s’en détacher : elles sont l’outil par lequel les RH et managers doivent passer pour déterminer précisément la rémunération de chaque collaborateur de l’entreprise.
Déborah Rippol, People & Talent Lead chez Zefir, partage régulièrement ses conseils pour créer ce genre de grille de rémunération, en voici quelques-uns :
- basez-vous sur des benchmarks salariaux fiables ;
- choisissez vos critères sur la base de partis pris clairs de l’entreprise (valeurs, politique de rémunération, etc.) ;
- faites simple, sans quoi ce qui est censé être un outil pratique peut vite devenir une usine à gaz ;
- anticipez les possibilités d’évolution de la grille, qui n’a pas vocation à être figée dans le temps ;
- acceptez et assumez qu’il y aura une part de subjectivité dans l’évaluation des niveaux.
Une fois la politique de rémunération clarifiée et objectivée au sein d’une telle grille, un nombre croissant d’entreprises choisit de lui appliquer différents niveaux de transparence. Voyons pourquoi et comment.
Ces entreprises qui ont opté pour la transparence dans le domaine de la rémunération
Phenix, PulseLife, Figures, Espor, QuickMS, Alan, Zefir, Tarides ou Shine : ce sont quelques noms d’entreprises qui ont fait le choix de la transparence appliquée à la rémunération. Parfois jusqu’aux salaires de chacun. Parfois en partageant leurs grilles en externe.
En premier lieu, la transparence s’applique aux critères de la grille de rémunération et aux montants associés (salaires de base de chaque métier, montant des coefficients et des forfaits, etc.), ainsi qu’à la formule de calcul. Cela permet aux salariés de simuler leur potentiel salaire au regard des évolutions de métiers/niveaux/responsabilités qu’ils envisagent. L’objectif ici est d’aider les salariés à se projeter dans leurs évolutions de carrière, en ayant une idée précise de l’évolution de leur rémunération.
Les entreprises Zefir et Shine ont fait le choix de rendre publiques leurs grilles de rémunération. Ceci afin que même les candidats intéressés à l’idée de rejoindre l’entreprise puissent calculer le salaire qu’ils auraient à tel poste et selon tels critères.
Dans les entreprises qui ont une culture de la transparence radicale, comme Zefir ou Alan, la transparence s’étend jusqu’aux salaires de chacun.
Ce qui signifie que les salariés ont accès aux salaires de leurs collègues. Ici, l’objectif est d’assumer totalement l’application de la politique de rémunération, de montrer à quel point la direction fait confiance aux équipes en partageant jusqu’aux salaires de tout le monde (CEO inclus), et de faciliter la projection dans l’entreprise (on peut ainsi voir comment évoluent les rémunérations de tous ses collègues selon leurs situations respectives).
Jean-Charles Samuelian-Werve, CEO d’Alan, a mis en place ce dernier niveau de transparence dans son entreprise. Il préconise d’assumer qu’il y aura toujours un peu de subjectivité dans les évaluations de niveaux permettant de définir les positionnements dans la grille. La transparence radicale a besoin d’objectivité, mais il peut rester une petite place pour la subjectivité des managers et des RH.
Près d’un tiers (31,1 %) des start-up a déjà appliqué la transparence à la grille de rémunération ou aux salaires, et presque un quart (23,5 %) l’envisage pour l’avenir, d’après une enquête menée en 2023 auprès de 119 startups.
Sans oublier, dans toutes ces entreprises, un souci constant qui est celui de donner les moyens à l’équipe de constater, prévenir et réguler les éventuelles discriminations salariales qui ne seraient pas justifiées. En effet, quand tout est transparent, c’est toute l’équipe qui devient le garde-fou des éventuelles inégalités salariales.
D’ailleurs, Virgile Raingeard, Ex-VP People chez Comet et désormais CEO de Figures (une entreprise spécialisée dans la gestion de la rémunération en temps réel), a étudié les modèles de rémunération de nombreuses entreprises, traditionnelles ou dans le domaine des start-up et scale-up. Et son constat est clair :
Plus il y a de la transparence appliquée à la rémunération dans une entreprise, plus il y a de l’égalité salariale entre les femmes et les hommes de cette même entreprise. Et lorsque même les salaires sont transparents, on ne trouve plus du tout d’écarts injustifiés entre les femmes et les hommes.
Récemment, plusieurs de ces entreprises ont publié une tribune pour affirmer que « la transparence des salaires n’est plus une option ». Elles rappellent les enjeux de confiance, d’attractivité et d’égalité liés à la transparence salariale, mais aussi l’évolution réglementaire au niveau européen :
En Europe, la directive européenne sur la transparence des rémunérations a été adoptée en avril 2023. Résultat : les entreprises de plus de 250 salarié·es seront tenues d’indiquer une fourchette de rémunération dans leurs offres d’emploi. Et ce d’ici trois ans. Il y a fort à parier qu’à l’avenir cette obligation soit étendue à l’ensemble des entreprises. Alors, pourquoi attendre ?
Bénéfices et limites de la transparence salariale
Du côté de chez Shine, leur Chief People Officer, Mathilde Callède, témoignage sur son choix de ne pas aller jusqu’à rendre les salaires transparents : « On se pose souvent la question, mais on ne voit pas encore la valeur réelle que cela pourrait créer. Cependant, en étape intermédiaire, nous pourrions envisager de communiquer sur les niveaux de chaque collaborateur. »
Généralement, les effets positifs de la transparence sont les suivants :
- créer des règles à la fois équitables et perçues comme telles, et faciliter ainsi les décisions salariales ;
- permettre à l’équipe de prévenir et réguler les éventuelles discriminations et/ou inégalités salariales injustifiées ;
- attirer et mieux fidéliser les collaborateurs, notamment en les aidant à se projeter concrètement dans leur évolution professionnelle et salariale ;
- focaliser les discussions avant tout sur les compétences du salarié, pour en déduire son positionnement dans la grille (dont découlera sa rémunération) ;
- créer un climat de confiance.
Mais avoir une grille de rémunération transparente nécessite une rigueur importante : les approximations ou les erreurs ne sont pas acceptables. Sans quoi cela impacte le salaire que chacun percevra à la fin du mois. Cette rigueur implique :
- une charge de travail importante pour construire la grille de rémunération et ses niveaux, en lien avec les référentiels métiers et de compétences ;
- une évaluation des niveaux aussi objective que possible de la part des managers et des RH ;
- des mises à jour régulières de la grille de rémunération, au regard des salaires du marché, de l’évolution des métiers et des moyens de l’entreprise.
Enfin, dès qu’on parle d’argent, on touche à un sujet personnel et émotionnel. Or, la transparence peut accentuer certaines perceptions ou certaines craintes. Souvent, les salariés peuvent considérer, à tort, que leur salaire traduit leur valeur personnelle, en tant que collaborateurs. Et si certains se comparent aux autres en ayant ce schéma en tête, cela peut générer des jalousies ou des incompréhensions difficiles à gérer pour les RH et les managers. Cela nécessite donc un travail RH préalable de clarification autour de la rémunération et de ce qu’elle signifie, afin d’aider les salariés à ne pas tomber dans ces pièges.