Chaque mois, un DRH anonyme, issu d’un groupe du CAC 40, abat ses cartes et porte un regard critique sur son quotidien.
L’ordre du jour de cette importante réunion était clair. Enoncé sans ambigüité dans les têtes des participants : décider quelle usine serait fermée dans le cadre de la politique de réduction des coûts. L’outillage serait transféré dans un pays à bas coût de main d’œuvre, ce qui compenserait largement les coûts de transport des produits finis. Evidemment la convocation mentionnait un objet plus soft : « Optimisation de l’outil industriel ».
Pour un sujet de cette importance, l’état major de la Division était présent ainsi que quelques hauts dirigeants de ce grand Groupe industriel. Le Président de la Division, membre du Board, animait la réunion. Il souhaitait les avis de chacun et un large échange. Il allait devoir trancher mais espérait qu’un consensus sortirait du meeting.
Ce géant du BtoB avait une longue histoire. Il était né de la fusion récente de plusieurs Groupes eux-mêmes anciens et importants, sans parler de ses racines au plus profond de l’épopée industrielle du pays. De ce fait son parc d’usines était hétéroclite. Certaines se trouvaient dans de vieilles régions manufacturières délaissées entre-temps par la croissance. D’autres trop proches les unes des autres. D’autres encore étaient dédiées à des productions déclinantes. Les équipements et machines n’étaient ni homogènes ni idéalement répartis. Un grand classique de l’Industrie. Qui n’empêchait d’ailleurs nullement ce grand Groupe côté d’être leader sur son marché et un poids lourd incontournable auprès des fabricants qu’il fournissait.
Quatre établissements étaient sur la sellette. Un en Bretagne, belle usine moderne, mais chroniquement déficitaire, Un autre ancien en proche banlieue parisienne, dans un environnement rattrapé par l’urbanisation avec d’importants problèmes environnementaux. Sans être Seveso, l’activité de la Division n’était pas du genre à charmer les riverains. Un troisième dans le Nord, atelier vieillot et dédié à des produits en voie d’extinction. Et une grande usine en Provence que d’importants investissements avaient rendu très compétitive malgré des conflits sociaux à répétition.
Le Contrôle de Gestion venait de présenter son business plan. Simple et rationnel. On garde l’usine compétitive. On ferme les autres. Trop vieilles, dépassées, trop chères à rendre performantes. Sur l’observation que trois d’un coup, c’était peut être un peu raide, on parlait quand même de 1 200 personnes, il convenait de ne fermer tout de suite que celle qui n’avait jamais atteint ses objectifs, les autres on verrait plus tard.
Ce n’était pas l’avis du Directeur Industriel. On n’allait quand même pas lui fermer son usine la plus moderne. Fermons les autres, et il se faisait fort de la rentabiliser. Pas toutes les autres, il avait été le Plant Manager de celle du Nord pour laquelle il avait un attachement affectif. Lui vivant, il s’opposerait à la fermeture. Son Patron lui fit observer que tout ça c’est bien gentil mais elle n’aura bientôt plus de clients, qu’est ce qu’on en fait ? On transfère de la production mais dans ce cas comment il renfloue la Bretonne ?
En aparté Le Directeur Technique fit remarquer à son voisin qu’elle n’était pas si moderne que ça. Depuis trois ans son patron avait réduit fortement la maintenance. Ce qui avait profité à ses bonus mais pas à l’état des équipements.
Restait la Banlieusarde. Gros site équipé pour les grandes séries, sortant de gros volumes. 500 salariés avec de l’ancienneté et du savoir faire. Investissements considérables à prévoir pour la mettre à niveau, avec des comités de défense de l’environnement sourcilleux. La fermer pour transférer la production sur un site plus adapté semblait le bon sens. Pas pour le Grand Drh qui préférait ne pas imaginer mener un plan social dans cette usine fortement syndiquée et à vingt minutes du Siège du Groupe par le Périphérique. La perspective de voir les cols bleus envahir le Siège calma les ardeurs. Ne serait ce que pour l’Image du Groupe. De plus le Maire de la commune était ministre.
« Résumons, Bretagne, pas de bénéfices mais on pourrait encore essayer. Nord, cliniquement morte mais on peut prolonger le coma. Parisienne, No Future mais politiquement difficile. Donc on ferme la Provence ? »
Tollé général. Le fleuron de la Division, une usine profitable qui tournait comme une horloge. Bien située sur les voies de communication et avec un parc de machines modernes. La plus grosse avec plusieurs gros clients régionaux et. 600 salariés. Rien à voir avec les trois autres canards boiteux. Qui serait assez fou pour choisir celle là ?
« En tous cas chez les Chtis je n’ai jamais eu de grève. Pas comme là bas » C’était le point sensible. L’usine provençale avait une longue histoire sociale, les syndicats y étaient puissants et le démontraient par une culture de grève à répétition. Une usine dure pour son encadrement et ses Rh. Un leader syndical charismatique, ancien du syndicalisme autogestionnaire des années 80. On le voyait plus souvent dans les luttes et aux actualités régionales que sur les chaines. Il avait usé une génération de directeurs.
« Ça n’empêche pas que l’usine tourne et gagne de l’argent » « Tu l’expliqueras aux actionnaires. A chaque grève, je les ai sur le dos »
« On a tout essayé, négocier, expliquer, parler. Chaque année leur grève revient plus sûrement que les impôts » « pour tout dire j’en ai assez de ces types »
Le Financier fit remarque que c’était le moment. Il y avait une fenêtre fiscale et on avait les moyens d’amortir une restructuration importante.
« Et puis tant qu’à les affronter chaque année, allons y une bonne fois pour toute » Le Grand Drh avait les hommes qu’il fallait. Plan social pour Plan social, pourquoi pas celui là.
Le juriste observa que ça allait être un peu délicat de fermer une usine rentable. Le DAF promit de revoir les comptes, avec des provisions et en augmentant les royalties il la mettrait dans le rouge.
Chacun y vit son intérêt et l’orage qui s’éloignait de son pré carré. Personne ne défendait l’usine du Sud. Trop de mauvais souvenirs. De production à réorienter pour l’un, de débats sociaux houleux pour l’autre, de reporting douloureux à la Maison mère pour le troisième. L’occasion était trop belle. Débarrassons-nous de cet abcès, on y gagnera en tranquillité.
La Messe était dite. Le Grand Drh alignait déjà les étapes d’un plan social à grand spectacle. L’industriel évoquait un crash plan. Le Président et son DAF s’entendaient sur le budget nécessaire. On se répartissait déjà les contacts à prendre, administration, Préfets, clients on allait s’organiser.
Le site breton allait profiter du report de production et serait sûrement rentable. On trouverait bien de quoi faire travailler les Chtis. Et notre site près de Paris vaut bien la peine qu’on s’en occupe. Tout le monde était content. Une bonne décision prise par une bonne équipe.
400 familles bretonnes ignoreraient qu’à 10h15 leur usine était fermée. 300 familles du Nord qu’à 10h30 c’était la leur. Et 400 foyers en banlieue parisienne qu’ils étaient virés à 11h. Il allait falloir expliquer aux 600 de Provence, bientôt en grève illimitée, qu’à midi le constat avait été fait que leur usine, structurellement non rentable, dépassée et sans avenir, ne pouvait être que celle qu’il fallait considérer pour optimiser l’outil industriel.
Par Charles Déconnyncke
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