Chaque mois, un DRH anonyme, issu d’un groupe du CAC 40, abat ses cartes et porte un regard critique sur son quotidien.
Quand on se voit Millionnaire, on se voit toujours en train de dépenser le Million, jamais de le gagner.
« Donc vous voulez licencier ce Délégué parce qu’il refuse d’être muté en Pologne ? » « Exactement » « Et vous vous êtes d’accord pour que j’autorise votre licenciement » « Tout à fait »
Normalement cet Inspecteur du Travail aurait dû halluciner. Il était en train de mener l’enquête contradictoire dans le cadre du licenciement d’un salarié protégé. Et pas n’importe lequel. La réunion se tenait dans ce site de l’Industrie Navale fortement syndiqué. A sa droite les RH dont le Grand Drh de la Division himself. A sa gauche les délégués dont Le Délégué Emblématique, licencié deux fois dans le passé et deux fois réintégré. Le Patron de combat et le Stalinien de choc. Tous deux angéliques et débitant à l’Inspecteur un discours aussi improbable que convenu.
En fait il avait parfaitement compris ce qui se tramait, un départ négocié d’accord entre les deux parties. Les ayant rencontrés séparément par ailleurs il aurait pu simplement entériner leur accord -ou pas, la situation aurait été cocasse-. Mais il n’avait pas résisté à la curiosité de cette scène extravagante. Il menait donc les débats « comme si de rien n’était » et c’était savoureux. L’employeur expliquer à quel point ce technicien émérite était attendu à l’usine de Szczecin, la promotion qu’on lui offrait et le package avantageux ; le délégué répondre combien il était désolé de ne pouvoir saisir cette opportunité, malgré ses origines polonaises, malheureusement des raisons familiales l’obligeaient à regret à décliner. Tous en chœur vanter la villégiature au bord de la Baltique.
Quelques semaines plus tôt le Délégué avait demandé à rencontrer le Grand Drh. Plusieurs années de confrontation des deux côtés de la barricade les avaient rapprochés. Il s’était beaucoup battu pour ses convictions. Il en connaissait le prix. Grèves dures, occupations, violences de part et d’autre, la Navale avait une grande tradition de luttes. Licencié une première fois pour des bagarres sur les quais, il avait été réintégré par décision de justice. Puis une deuxième fois. Sans parler de la vie qu’il avait fait mener à sa famille, il l’avait payé cher. Entré ouvrier, trente ans après il avait toujours le même coefficient. Durant toutes ses années il était resté droit dans ses bottes. Ne jamais rien devoir au patron. Avec le temps il était devenu permanent syndical respecté de tous. Les affrontements violents étaient passés de mode et c’est désormais dans les réunions que l’on s’affrontait. Le Délégué avait pris la posture d’un incontournable Commandeur.
L’arrivée quelques années plus tôt d’un patron de Division aux origines modestes et qui s’était fait à la force du poignet avait aidé. Deux personnalités plus proches qu’on ne l’aurait cru. Des battants prêts aux compromis, jamais à la compromission. Combattifs mais respectueux des hommes. Ces deux là s’étaient reconnus et bien des affaires avaient avancé. Et puis les temps avaient changé, La Métallurgie de leur jeunesse appartenait au passé. Malgré leurs parcours si différents une même nostalgie les rapprochait. Qui sait quels Drapeaux Rouges le Grand Patron avait brandi quand il était apprenti sur les quais de La Ciotat.
Le Grand Drh se souvenait encore de leur première négo un peu sérieuse. La restructuration d’un site avec son cortège de départs était inévitable, des décisions lourdes devaient être prises. Le Patron l’avait prévenu qu’ils s’étaient tapés dans la main. On leur mettrait les cartes sur la table. Toutes les cartes, en confiance. Et on déciderait ensemble, direction et syndicat, de l’ampleur du plan social avant de le présenter officiellement. Il va de soi que cela devait rester très discret. Imagine t’on que le Siège à Philadelphie ait appris qu’on discutait avec les Rouges. Ou la Centrale dans le 93 que les camarades parlaient avec les patrons. On s’était donc vu chez le Délégué. Quand le Grand Drh était arrivé à son pavillon, il s’était retrouvé à une table de négociation dressée dans le garage, entre les cannes à pêche et le congélateur.
Chacun y avait pris ses responsabilités du mieux qu’on avait pu. Une fois le compromis trouvé, on avait sorti le Ricard et les glaçons. Des moments comme ceux là ne s’oublient pas. Il y en avait eu d’autres.
Le Délégué s’était confié. Il voulait poser le sac. Tant d’efforts, tant de responsabilités, et aujourd’hui ? Non qu’il regrette la posture ni le temps perdu. Il pensait aux années à venir, à sa famille. A tant négocier pour les autres, il leur devait peut être cette sécurité, ce rattrapage des années héroïques. Tout cet argent passé devant lui pour d’autres qui ne le valaient pas tous. Avait il le droit d’en exclure les siens pour la beauté de Principes auxquels plus grand monde ne croyait ? Etait ce trahir ? Combien de temps lui avait fallu pour surmonter la gêne d’aller poser la question ? La confiance née entr’eux avait beaucoup aidé. Ses proches camarades l’avaient encouragé. Au fond la direction l’estimait trop pour souhaiter son départ. Elle l’accepta pourtant. Pas comme un prix à payer. Comme l’accomplissement d’un engagement. La récompense due à un partenaire qui n’avait pas fait défaut dans les tempêtes. Ironie de l’histoire.
Patron et Drh mirent un point d’honneur à ce qu’il soit aussi bien traité que tant d’incompétents sortis à l’amiable qui avaient moins rendu service à la Company que le Délégué. Philadelphie, éberlué des pratiques dans ce curieux pays, couvrit l’opération. L’Inspecteur du Travail ne fit pas obstacle pourvu que les formes de l’enquête aient été suivies. A coup sûr il avait senti la Morale de cette histoire.
Le Pot de départ du Délégué fit évènement. Des décennies qu’on n’avait pas vu sur le port le gratin du patronat et tout ce que la Navale comptait d’apparatchiks trinquer ensemble. Le syndicat avait tenu à organiser la petite fête. En sous-main le Grand Drh avait fourni le Champagne. Le Grand Patron fit un discours émouvant. Le Délégué parla avec son cœur. Une page se tournait. Un instant de Grâce.
Le Grand Drh avait invité le Délégué à déjeuner quelques jours plus tard. Celui-ci impressionné de ce restaurant pour cadres, pourtant bien modeste. Celui-là tout étonné d’avoir osé l’invitation.
« Et maintenant, on pourrait se tutoyer ».
Par Charles Déconnyncke
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