130 000 inaptitudes prononcées en 2023. Derrière ce chiffre, des parcours brisés que nous aurions souvent pu éviter. Le rapport IGAS de juillet 2025 trace une voie nouvelle. Regard d’un médecin du travail.
Il y a quelques mois, une de nos médecins m’a parlé d’un cas qui l’avait marquée. Un magasinier de 52 ans. Lombalgies chroniques, arrêts à répétition depuis deux ans, moral en berne. Quand elle lui a demandé pourquoi il n’était pas venu consulter plus tôt, sa réponse nous a tous interpellés : « Je ne savais pas que c’était possible. Je pensais que le médecin du travail, c’était juste pour la visite obligatoire. »
Cette scène, nos équipes la vivent régulièrement. Des salariés qui arrivent trop tard, quand la situation s’est dégradée au point que le licenciement pour inaptitude devient quasi inévitable. Plus de 130 000 décisions de ce type ont été prononcées en 2023. Un chiffre qui progresse année après année. Le rapport que vient de publier l’Inspection générale des affaires sociales pose une question simple : comment détecter plus tôt les salariés qui décrochent ?
Détecter le risque de désinsertion avant qu’il ne soit trop tard
Depuis quelques années, plusieurs services de santé au travail expérimentent des indices de risque de désinsertion professionnelle. L’idée est d’identifier, parmi les salariés suivis, ceux dont la situation appelle une vigilance particulière. Les premiers résultats sont prometteurs. L’indice testé actuellement dans une trentaine de services détecte environ 80% des situations qui évolueront vers une inaptitude ou une sortie d’emploi. C’est considérable.
Pourtant, la réalité du terrain reste contrastée. Près des deux tiers des services de santé au travail n’utilisent encore aucun outil de ce type. Nos équipes naviguent souvent à vue, en se fiant à leur intuition clinique et aux signaux captés lors des visites médicales.
Les limites d’une approche trop médicale
Le rapport IGAS pointe une difficulté que je partage : les indices actuels reposent essentiellement sur des données médicales. Âge, pathologies, expositions professionnelles. Ces éléments comptent, bien sûr. Mais ils dessinent une vision incomplète.
Prenons un exemple. Deux salariés présentent les mêmes lombalgies chroniques. L’un travaille dans une entreprise qui a aménagé son poste et lui permet du télétravail partiel. L’autre fait face à un employeur qui refuse toute adaptation. Leur indice médical sera identique. Leur risque réel de désinsertion, radicalement différent.
Ainsi, réduire la désinsertion à un problème de santé individuel, c’est passer à côté de l’essentiel. Un salarié ne décroche pas seulement parce qu’il est malade. Il décroche parce que sa maladie entre en collision avec un environnement de travail qui ne s’adapte pas.
Écouter ce que les salariés ont à nous dire
Il existe un outil simple, validé depuis des décennies par la recherche internationale, et que nous sous-utilisons : la parole du salarié lui-même. Deux questions suffisent souvent à identifier un risque. Comment évaluez-vous votre capacité de travail actuelle ? Pensez-vous pouvoir tenir votre poste dans deux ans, compte tenu de votre état de santé ?
Ces questions, issues du Work Ability Index développé en Finlande, ont un pouvoir prédictif remarquable. Un salarié qui répond négativement présente un risque élevé de se retrouver en difficulté dans les années qui suivent. Ce n’est pas de la magie. C’est du bon sens. Qui mieux que la personne concernée connaît sa fatigue, ses douleurs, son sentiment de pouvoir tenir ou non ? Nous, médecins, avons parfois tendance à survaloriser nos outils techniques au détriment de cette évidence : le patient sait des choses que nos examens ne captent pas.
Impliquer les employeurs autrement
Le rapport IGAS recommande d’intégrer une troisième dimension aux futurs indices : le point de vue de l’employeur sur les risques de désinsertion dans son entreprise.
Cette idée peut surprendre. Elle me semble pourtant essentielle. Non pas pour demander aux employeurs de diagnostiquer leurs salariés. Mais pour les inviter à regarder leur organisation avec lucidité. Y a-t-il des postes particulièrement usants ? Des métiers où le turnover explose après 50 ans ? Des signaux faibles qu’ils perçoivent sans forcément les relier à un risque de désinsertion ? Intégrer cette dimension collective permettrait de dépasser l’approche cas par cas. Et de responsabiliser les employeurs sur ce qui relève de leur périmètre : les conditions de travail.
Ce qui peut changer dès maintenant
La généralisation d’un indice national prendra du temps. Les travaux en cours n’aboutiront pas avant 2027 au mieux. Mais plusieurs actions concrètes peuvent être engagées sans attendre. Le rapport suggère aux employeurs de transmettre systématiquement à leur service de santé au travail les arrêts supérieurs à trente jours. Cette information simple permettrait d’inviter le salarié à un rendez-vous, de faire le point sur sa situation, d’anticiper un éventuel besoin d’aménagement.
Une autre recommandation me paraît particulièrement judicieuse : joindre à la première fiche de paie du salarié en arrêt un document expliquant les dispositifs de maintien en emploi. Combien de personnes ignorent qu’elles peuvent demander une visite de pré-reprise ? Qu’un essai encadré permet de tester un retour progressif ? Que des aides existent pour adapter leur poste ? L’information ne coûte rien. L’ignorance coûte des emplois.
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Changer de perception
À la tête d’un service de santé au travail depuis plusieurs années, je mesure combien notre métier a évolué. Nos outils, notre place dans le système de santé, les attentes des entreprises. Mais une chose n’a pas suffisamment changé : le moment où l’on nous sollicite. Trop souvent, nous intervenons quand la situation est déjà compromise. Quand l’arrêt de travail dure depuis des mois. Quand le salarié a perdu confiance. Quand l’employeur a déjà mentalement acté la séparation.
Les indices de risque ne résoudront pas tout. Mais ils peuvent nous aider à inverser cette logique. À repérer plus tôt. À agir avant que les portes ne se ferment. Le vieillissement de la population active et la progression des maladies chroniques rendent ce changement inévitable. Nous n’aurons bientôt plus le choix. Autant nous y préparer maintenant.

