JURISPRUDENCE, LICENCIEMENT & VIE PRIVÉE. La frontière entre vie privée et vie professionnelle est une question récurrente en droit du travail. Entre libertés individuelles et impératif de bon fonctionnement de l’entreprise, l’équilibre est parfois délicat.
À travers plusieurs décisions récentes, la Cour de cassation a précisé certaines limites, tout en suscitant des interrogations sur l’interprétation de ces principes.
Les employeurs peuvent-ils licencier un salarié pour des faits commis lors d’un événement professionnel ? Jusqu’où s’étend la protection de la vie privée dans l’environnement professionnel ? Et comment la notion de trouble objectif peut-elle être mobilisée pour justifier une sanction ?
Pour répondre à ces questions, nous avons sollicité l’éclairage de Me Christine Artus, avocate associée en droit social au sein du cabinet K&L Gates.
Frontière entre vie personnelle et vie professionnelle (Pourvoi n° 23-10.888, décision du 22 janvier 2025)
Le 22 janvier dernier, la Cour de cassation a statué sur une affaire concernant une salariée ayant fumé du narghilé dans sa cabine lors d’un voyage de récompense organisé par son entreprise. Cet événement, bien que lié à la vie professionnelle, s’est déroulé hors du temps et du lieu de travail. Ce constat a conduit la chambre sociale à considérer qu’il relevait de la vie personnelle de la salariée et ne pouvait donc justifier son licenciement.
En effet, l’employeur reprochait à la salariée d’avoir déclenché l’alarme incendie du bateau en fumant le narghilé dans sa cabine, qu’elle partageait avec une collègue enceinte. Cependant, la Cour de cassation a souligné que :
- la collègue en question ne s’était pas opposée à l’usage du narghilé ;
- qu’aucune explication n’était donnée sur les éventuels effets de l’usage du narghilé sur la santé de la salariée enceinte ;
- l’incident avait été géré uniquement par l’équipage du bateau. Sans l’intervention des autres salariés ou de l’employeur, donc.
Pour la Cour il s’agissait d’un voyage « touristique ». Cette situation a amené la Cour à appliquer une analyse stricte de la notion de vie personnelle. En effet, la jurisprudence rappelle ici un principe fondamental : un fait survenu hors des horaires et du lieu de travail, même dans le cadre d’un événement organisé par l’entreprise, relève de la sphère privée du salarié.
En conséquence, il ne peut être sanctionné, sauf en cas de trouble objectif avéré. Or, dans cette affaire, la Cour a jugé que le trouble objectif n’était pas caractérisé, car aucun salarié n’avait manifesté de mécontentement et aucun préjudice pour l’entreprise n’avait été démontré. À ce titre, la Cour a relevé que le fonctionnement de l’entreprise était peu influencé par l’opinion des membres de l’équipage ni par les commentaires qu’avaient pu faire les autres passagers.
Cette décision a pu surprendre certains employeurs, en particulier sur la question de leur responsabilité à l’occasion d’un événement qu’ils organisent. L’arrêt met en lumière une contradiction : la responsabilité de l’employeur qui doit assurer la santé et la sécurité de ses salariés même lors de voyage alors même que l’employeur ne pourrait sanctionner un salarié qui mettrait en danger ses collègues car l’incident a lieu en dehors du cadre professionnel strict et qu’aucun trouble objectif n’est constaté.
Ce qui est étonnant avec cette décision, c’est qu’elle semble injuste du point de vue de l’employeur ou de son conseil, ce d’autant que le commandant de bord avait débarqué de manière anticipée la salariée qui mettait en danger ses 130 collègues et autres passagers. S’il y avait eu un incendie, l’entreprise — chargée de la santé et de la sécurité des collaborateurs — aurait probablement été désignée comme responsable puisqu’il s’agissait d’un événement professionnel.
L’usage du matériel informatique à des fins personnelles (Pourvoi n° 23-11.860, décision du 25 septembre 2024)
Dans une précédente affaire, la Cour de cassation a abordé la question de l’utilisation d’outils numériques professionnels pour des échanges personnels. La jurisprudence considère que tout fichier ou support utilisé dans un cadre professionnel est présumé avoir un usage professionnel. Sauf mention explicite contraire « privé » par le salarié.
Le cas concernait un dirigeant ayant échangé des courriels à caractère pornographique via son adresse électronique professionnelle. L’employeur invoquait ces messages pour justifier un licenciement disciplinaire. Toutefois, la Cour de cassation a estimé que ces échanges relevaient de la vie privée du salarié. Elle a souligné que les courriels avaient été adressés à un cercle restreint de destinataires et que leur contenu, bien qu’inapproprié, n’avait pas été diffusé au sein de l’entreprise ni vocation à être porté à la connaissance d’autres salariés.
Cette décision s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle forte de protection de l’intimité de la vie privée des salariés même sur le numérique.
Elle rappelle que même lorsque l’outil utilisé appartient à l’entreprise, les échanges personnels, dès lors qu’ils restent strictement privés, ne peuvent être invoqués pour justifier un licenciement.
Pour les DRH, cette jurisprudence invite à renforcer les chartes informatiques en précisant clairement les règles d’usage des outils numériques de l’entreprise. L’enjeu est de prévenir les situations ambiguës et de clarifier les limites entre l’usage professionnel et personnel du matériel informatique.
La confidentialité des documents et le trouble objectif (Pourvoi n° 23-13.992, décision du 25 septembre 2024)
Enfin, un autre arrêt rendu le 25 septembre 2024 concernait une salariée ayant récupéré des documents confidentiels de son entreprise sur une clé USB. L’enjeu était ici de déterminer si cet acte relevait de sa vie privée ou s’il s’agissait d’un usage abusif des ressources professionnelles.
La Cour a rappelé qu’une clé USB connectée à un poste de travail professionnel est présumée être utilisée à des fins professionnelles, sauf indication contraire « privé ». En l’espèce, la salariée avait transféré des fichiers confidentiels de l’entreprise et avait été vue par des témoins en train de réaliser des photocopies et d’accéder à un bureau de la direction où elle n’était pas censée se trouver. Son comportement a donc été jugé suspect et a conduit son employeur à consulter le contenu de la clé USB et engager une procédure de licenciement.
Pour trancher l’affaire, la Cour de cassation s’est appuyée sur plusieurs éléments. D’abord, elle a confirmé que la présomption d’usage professionnel du matériel informatique était applicable. Ensuite, elle a relevé que les documents en question étaient sensibles et que la salariée, compte tenu de sa fonction, n’était pas censée y avoir accès. Enfin, elle a souligné que les circonstances entourant le transfert des fichiers renforçaient l’idée d’un détournement d’informations à des fins personnelles ou concurrentielles.
La Cour a ainsi validé le licenciement, estimant que l’atteinte à la confidentialité des documents justifiait une rupture du contrat de travail. En parallèle, elle a rappelé que la notion de trouble objectif pouvait également être invoquée. Si un comportement, même relevant de la sphère personnelle, perturbe gravement l’organisation du travail, l’employeur peut s’en prévaloir pour justifier un licenciement qui lui ne serait pas fautif mais basé sur une cause réelle et sérieuse.
Ce principe de trouble objectif caractérisé a été illustré dans une autre affaire où le retour d’un manager accusé de harcèlement sexuel avait déclenché une grève massive des salariés, rendant sa réintégration impossible.
Évolution de la jurisprudence sur la frontière entre vie privée et vie professionnelle
Ces trois décisions montrent l’évolution de la jurisprudence sur la frontière entre vie privée et vie professionnelle. Pour les DRH, elles soulignent l’importance de sécuriser les pratiques internes et de veiller à bien porter une réfection sur le motif de licenciement à retenir pour éviter la nullité du licenciement pour laquelle les juges n’appliqueront pas le Barème « Macron » de dédommagement. Ceci en clarifiant les règles d’usage des outils numériques et en prenant en compte les nouvelles interprétations de la Cour de cassation.
Pour cette dernière, la protection des libertés individuelles reste une priorité, mais elle ne doit pas empêcher une gestion efficace des comportements susceptibles de perturber le bon fonctionnement de l’entreprise.
Source(s) documentaire(s) :
- Pourvoi n° 23-10.888, décision du 22 janvier 2025
- Pourvoi n° 23-11.860, décision du 25 septembre 2024
- Pourvoi n° 23-13.992, décision du 25 septembre 2024