Chapka vissé sur un visage renfrogné, verre de vodka dans une main, un billet discret dans l’autre… le stéréotype est aussi vrai que celui du français né avec un béret sur la tête, le biberon rempli de vin. Une image surtout qu’il vaut mieux gommer et rectifier avant de se lancer en affaires en Russie. Le Cercle Kondratieff, auteur d’un ouvrage qui vient de sortir aux Editions Afnor, montre un visage tout autre de cette contrée que l’on dit glacée et glaçante.
Le Russe ne sourit pas sans raison
« La Russie est un pays très chaleureux et les relations professionnelles fonctionnent beaucoup autour de l’affectif », témoigne Laurent Wyart, l’un des vice-présidents du Cercle Kondratieff. Il a fait ses premiers pas dans cette contrée lointaine en tant que directeur de la filiale d’exportation de laine du Groupe Chargeurs, avant de devenir directeur des achats de Nestlé Russie en 1997. « Le mot « confiance » n’est pourtant pas le premier qui vienne à l’esprit lorsqu’on parle de la Russie », poursuit-il. Les successifs et fréquents bouleversements sociaux, politiques et économiques du pays n’ont pas habitué les Russes à accorder facilement leur confiance. L’ouvrage des Editions Afnor évoque le concept « d’Avos, qui traduit le fatalisme que les Russes se sont forgé au cours des siècles ». Paradoxalement, les relations humaines professionnelles ne sont pas imprégnées de la froideur du climat.
« Il y a une alternance entre les moments techniques, très professionnels, en entreprise, et les moments plus conviviaux, pendant lesquels la partie russe cherche à mieux connaître l’homme avec qui elle travaille. Ce n’est pas juste une courtoisie », précise Laurent Wyart, qui, désormais consultant indépendant, accompagne les entreprises françaises dans leur projet en Russie, en Ukraine et dans la CEI. Ces moments d’échange sont justement l’occasion d’instaurer une relation de confiance. Le Russe abordera rapidement son amour de la France. Il connaît Jean Marais et Alain Delon, a lu Victor Hugo et Alexandre Dumas, a visité Paris. « C’est la grande désillusion lorsqu’il s’aperçoit que vous ne connaissez pas son pays », prévient Laurent Wyart. Selon lui, c’est une « énorme faiblesse française ». Avant de se lancer en Russie, il conseille de visionner quelques films, classiques et modernes, d’ouvrir un livre russe, d’écouter un peu de Tchaïkovski. Une matière qui permettra « de montrer votre curiosité intellectuelle et culturelle pour leur pays » et instaurer ainsi un climat de confiance.
Ainsi – mais ce ne sera pas avant la troisième rencontre – vous serez probablement convié à partager un bain russe, le banya, plus incontournable dans les régions qu’au cœur du très occidentalisé Moscou. « Vous pouvez même le provoquer en disant que vous aimeriez les comparer aux bains scandinaves. Mais précisez que ce sera sans vodka et dans un cadre non-mixte », conseille, en une semi-plaisanterie, Laurent Wyart.
Aussi sympathique que tout cela puisse paraître, les hommes d’affaires russes n’ont pas l’air jovial en toutes circonstances. « Ils ne sourient que lorsqu’ils en ont envie ou que la situation s’y prête. Contrairement aux entreprises occidentales où la règle impose l’air aimable et le sourire », compare le vice-président du Cercle Kondratieff. Les conversations téléphoniques sont aussi surprenantes que ces visages fermés. Par habitude des dysfonctionnements sur les lignes fixes, le Russe hurle dans l’appareil. « Il donne vraiment l’impression d’être en colère, fâché. Le tout dans une langue très accentuée », décrit Laurent Wyart. De quoi effrayer l’interlocuteur français. « Mais cela ne signifie pas que les choses vont mal tourner », rassure-t-il.
La corruption est-elle un sujet tabou ?
Elle l’est pour l’interlocuteur français. Mais le sujet sera abordé par la partie russe. « En tant qu’homme d’affaires occidental et étranger, ne vous avancez pas sur ce terrain glissant. Cela ne va pas faire avancer le contrat. Au contraire, vous pourriez fâcher vos interlocuteurs », met en garde Laurent Wyart.
Autre règle d’or : « ne jamais mettre le doigt dans l’engrenage de la corruption », ajoute-t-il. On ne monte pas un projet en Russie sans un partenaire russe. Ce sujet relèvera de sa responsabilité, s’il vient sur le tapis. « N’hésitez pas à insister sur le fait que les entreprises françaises sont régies par des règles comptables rigides. Dites non », souligne-t-il. L’affaire suivra son cours.
Pour exemple, il évoque l’un de ses projets d’implantation industrielle, nécessairement exposés à la corruption, ne serait-ce que pour obtenir un permis de construire ou traduire les documents techniques. « Vous aurez besoin d’un bureau de recherches ou d’un laboratoire, qui mettra en avant des conditions de travail lamentables », poursuit Laurent Wyart. Bien-sûr, leur travail serait facilité s’ils avaient trois ordinateurs supplémentaires. Il est inenvisageable pour une entreprise française de les offrir. « Votre partenaire russe se chargera de budgéter, de documenter et de contractualiser l’achat de ces ordinateurs », révèle l’expert. Et les affaires se poursuivront en tout confiance et légalité.
Typhanie Bouju